Destination : 64 , Le geste à la parole


Une amitié hors du temps


Vacances de printemps, je roule vers les Pyrénées Atlantiques, 800 kilomètres à la rencontre de mon amie Marianne. Je me suis enfin décidée, j’ai laissé enfants et mari et me suis accordée une semaine de vacances pour ces retrouvailles.

Gaëlle m’accompagne, je ne pouvais pas envisager ce voyage sans elle, nous avons travaillé ensemble pendant une quinzaine d’année et petit à petit, non, même pas, tout de suite, instantanément, des liens très forts se sont tissés entre nous trois. Puis, notre parcours familial et professionnel nous a éloigné. Je côtoie régulièrement Gaëlle, restée plus proche géographiquement et marraine d’un de mes fils mais Marianne, cela fait 12 ans que l’on ne s’est pas revue. C’est dire ce que représente ce voyage !

Marianne, c’est la sœur que j’aurais aimé avoir, c’est mon double, ma part d’ombre, ma personnalité cachée. Avec elle tout est évidence, je sais que, toujours et sur n’importe quel sujet, même le plus délicat, on est sur la même longueur d’onde, une communication parfaite, dénuée de tous jugements même si l’on est en désaccord, une osmose jamais retrouvée avec qui que ce soit. Nous sommes pourtant de nature très différente. A elle, la fantaisie, la nonchalance, la joie de vivre, l’imprévu, Marianne c’est un rayon de soleil, une bouffée d’air pur. A moi, le sérieux, la planification, la sagesse, une vie bien organisée.
Apparences, apparences ! En fait, chacune renvoie à l’autre l’image de celle qu’elle aurait pu être si les circonstances avaient été autres, l’image de son deuxième moi, de ce qu’elle n’ose pas afficher.

Nous avons tout partagé, au travail et à l’extérieur et, à tant se côtoyer, nous sous sommes complétées, bonifiées, nous avons grandi. Elle m’a appris à goûter ma vie, à accepter l’imprévu, je lui ai montré comment organiser la sienne pour ne pas être débordée. Elle m’a appris à jouir de chaque instant qui passe, à toujours positiver, je lui ai enseigné à être moins naïve et à s’armer contre les aléas de la vie.

Je me suis sentie si désemparée, si seule après mon départ, nous avions besoin de proximité, d’instantanéité et de temps partagé non compté alors, nous n’avons pas su trouver comment remplacer une complicité de chaque jour. Les lettres, se sont faites plus rares et quant au téléphone, trop cher et guère satisfaisant non plus, nous y avons renoncé. Petit à petit, le quotidien de nos vies a rempli nos journées, Absence de contacts certes, mais finalement sans grande inquiétude car au-delà de cette distance, au-delà de ce silence, une certitude : chacune de nous est là, toujours présente à l’autre, rien ne s’effacera jamais et dans un coin de notre tête l’idée qu’il viendra un temps où l’on se retrouvera.

Nous arrivons enfin et sonnons à ta porte, c’est ta fille qui nous ouvre, tu n’es pas prête, tu apparais à la fenêtre, une serviette de toilette entourant tes cheveux et là ton rire nous plonge 12 ans en arrière. Toujours en retard, toujours insouciante, naturelle, spontanée, c’est bon signe.

Nous entrons. Quelle émotion ce face à face ! Assises au salon, nous retrouvons le temps des copines. La conversation s’engage et j’observe ces gestes qui me sont si familiers : ta main soulève tes cheveux et les aère pour leur donner du volume, un étonnement et tes sourcils se haussent, une interrogation, un questionnement, c’est ton front qui imperceptiblement se plisse, tes yeux pétillent reflétant tout le bonheur de cet instant. Comme une enfant pris en faute tu portes ta main devant la bouche après une bêtise, un mot moqueur que tu as laissé échapper. Une bouffé de nostalgie et de tendresse m’envahit. Et puis c’est encore ta main, paume tournée vers nous pour nous dire de t’attendre un moment, tu vas finir de te préparer et toujours, accompagnant chaque geste, ce sourire offert, généreux, confiant. Tout semble alors inchangé et s’annonce sous les meilleurs hospices.

Jour après jour, nous enchaînons les balades, les conversations, les rires, mais j’ai comme une impression d’inachevé, quelque chose m’échappe, En fait, c’est surtout en te voyant vivre chez toi, évoluer dans ton quotidien que je mesure le plus cette étrangeté, cette solitude, cette détresse inavouée.
Seulement voilà, j’ai un besoin vital de décompresser, de me ressourcer auprès de toi, je suis trop lasse, trop fatiguée, j’ai trop rêvé de ces longues promenades au bord de l’océan à nous raconter en détails nos vies, à reprendre le fil de notre existence là où nous l’avions laissé. Alors, vide de toute énergie et trop soucieuse de ma propre vie, trop égoïste sans doute pour amorcer un geste salvateur, une parole libératrice, je ne te dis pas tout, je sens bien qu’il en est de même pour toi et je laisse faire.
Et puis, même si Gaëlle nous a laissé 2 jours pour rejoindre des amis, pas de réelle proximité entre nous, je te retrouve maman et épouse. Ta fille, ce sont les vacances, nous accompagne et il est aussi important d’aller à la découverte de cette petite puce de 9 ans, charmante, très intelligente, peut-être même surdouée, déroutante parfois, solitaire, s’inventant des mondes imaginaires.
Ainsi, la semaine passe et nous n’avons pas le courage d’aborder ce qui nous fait mal, nous restons dans le répertoire du léger profitant de la présence de ton enfant et de celle de ton mari le soir.

Oui, il aurait vraiment fallu une intimité prolongée entre nous pour se délivrer des non dits. J’en ai confirmation le jour de notre départ. Gaëlle et moi avions acheté en souvenirs, un livre sur la région et nous te demandons de nous le dédicacer. En effet, Nous avons toujours eu un rapport aux livres, aux mots très fort, c’est toi qui nous as donné l’envie et le courage d’écrire. Je te revoie au bureau, tu plonges la main dans ton sac, tu fouilles, tu en sors un petit carnet noir dans lequel tu notes une pensée fugitive, un bon mot, un condensé d’une de nos conversations, d’ailleurs, tu écris partout, dans le carnet mais aussi sur une multitude de petits papiers que tu perds et retrouves avec plus ou moins de bonheur. Tu nous as donné le virus de l’écriture et nous avons alors, investi dans des tas de petits carnets.
Depuis, le temps a passé, Gaëlle écrit, publie même, joue au théâtre, étonnante Gaëlle ! et moi ? Aujourd’hui plus libre, les enfants sont grands, et après avoir longtemps perdu ma plume, je la retrouve et essaie de la partager.

Mais je me suis égarée dans mes souvenirs. Tu prends le temps de choisir tes mots, nous savons toutes les trois que tes dédicaces ne seront pas anodines. Gaëlle choisit de lire la sienne plus tard. Moi, je ne peux attendre et c’est des larmes plein les yeux mais les gestes et les mots encore une fois retenus, nous n’avons plus le temps et nous ne sommes pas seules que nous nous disons au revoir. Tu m’as écrit « c’est au moment de partir que je voudrais te garder pour te dire tout ce que je n’ai pas osé te dire…..Il en faudrait du temps ou peut-être ne pas laisser 12 ans avant de se retrouver !?! Au plaisir de s’écrire de plus en plus pour ne jamais se perdre.»

Sur le chemin du retour, j’ouvre enfin mon cœur à Gaëlle. Elle aussi, a été troublée. Comme moi, certains détails l’ont laissé perplexe parfois même dérangé. Cet emploi du temps affiché dans la cuisine, si détaillé, cette façon de vivre un peu comme des étudiants alors que tu as un enfant, cette solitude qui t’entoure, tout cela ne te ressemble pas, ne vous ressemble pas à toi et ton mari, épris de convivialité, de culture, partageant plein de centres d’intérêts, ouverts à tout et à tous, curieux de la vie, amoureux de la nature, et possédant un sens aigu de vos responsabilités notamment celles de parents.
Oserais-je dire que ta vie me semble un peu trop terne, j’ai l’impression que cette flamme intérieure qui t’habitait s’est éteinte et c’est ce que j’étais venue chercher, cette petite lumière pour qu’elle renaisse en moi.

J’étais sûre que ta vie serait remplie de passions, d’occupations personnelles, d’enrichissements et que tu me redonnerais l’envie d’être moi, d’exister pour moi et je me suis aperçue que toi aussi, tu t’es laissée engloutir dans le quotidien, le banal. Ta seule source de joies et de satisfactions est, comme pour moi, ta famille et c’est bien sûr un immense bonheur, que du bonheur et aucuns regrets mais, uniquement tournée vers eux, mari et enfants, on s’est oubliée en chemin. Et toi et toi et toi ? Et moi et moi et moi ? Tu as autant que moi perdu en route l’étincelle de vie qui te faisait briller et je n’en tire aucune satisfaction, tu existes mais tu ne vis pas vraiment mais pourquoi, pourquoi toi ?

Sans nul doute, ce séjour avait été trop court, il aurait fallu plus de temps pour se dire nos faiblesses, nos regrets, nos manques, nos douleurs, nous n’avons pas voulu ternir ces retrouvailles et l’on s’est contenter d’évoquer les joies, de faire du tourisme, toutes trois conscientes d’un manque, d’un oubli, avec la sensation de ne pas être allées à l’essentiel.

Arrivée à la maison, je ressens le besoin de prendre du recul puis celui de mettre au clair toutes mes impressions, de te les confier, d’éclaircir les zones d’ombre, de briser le flou et de retrouver la lumière. Je prends une feuille de papier et je renoue avec un geste oublié écrire, t’écrire.

Ma main tremble, trop d’émotions, par où commencer ? je te confie mes interrogations, ce sentiment de solitude qui t’entoure, quelque chose ne va pas, je suis certaine qu’il ne s’agit pas de ton couple, il suffit de vous voir tous les deux pour être sûre de votre amour l’un pour l’autre non, il y a autre chose.
Les mots s’enchaînent trop vite, submergée par mes pensées, les doigts crispés sur le stylo plume, je barre nerveusement une phrase, rature un mot, froisse ma feuille, l’a mets à la poubelle, en reprends une autre, recommence ma lettre.
Au fil des mots couchés sur le papier, je ressens à la fois une grande délivrance et aussi la peur. Et si je te blessais, et si je me trompais ? Je range cette lettre, la ressors, la complète puis finalement d’une main encore hésitante, l’a plie et la mets dans une enveloppe, il me faudra encore attendre un peu de temps avant de la poster.

Alors commence l’attente. Rien, pas de réponse dans les jours qui suivent, ni dans les semaines qui suivent. Je redoute d’avoir gâché notre amitié et en même temps, une petite voix intérieure me dit que c’est impossible, l’angoisse est là quand même. Je sais aussi qu’il faut te laisser le temps.

Et puis, enfin, un jour au courrier, une enveloppe, épaisse, très épaisse et ton écriture, toute en exubérance, en courbes aériennes. Les enfants sont là, délibérément, je range ta lettre, je veux être seule pour te lire. Arrive le moment où je me plonge dans tes mots. Je découvre alors que j’avais vu juste, tu me dis : « j’ai pleuré en te lisant, je suis ravie que sans rien se dire tu as su, tu as vu ». Tes mots évoquent aussi ta difficulté à m’écrire : « après avoir bien réfléchi et aussi après avoir perdu plusieurs fois cette lettre, là voilà enfin telle quelle.. » telle quelle, c'est-à-dire riche de ratures, de phrases barrées, rajoutées, de paroles portées par une écriture troublée, gestes identiques aux miens, à distance et en différé, cette similitude me trouble.

Tout d’abord, soulagement et bonheur, rien n’a changé, le temps n’a rien altéré. Notre complicité, notre capacité à percevoir l’autre dans sa globalité sont intactes. Puis, très vite, stupéfaction, tristesse, désespoir, rage, révolte, tu m’apprends dans cette lettre, non seulement les ennuis de santé de ton mari et même si tout va bien aujourd’hui, une récidive est toujours possible mais aussi ta maladie à toi, une saloperie de maladie évolutive dont je ne peux prononcer le nom. Tes mots me bouleversent « je remonterais sûrement tout çà, peut-être cela m’a-t-il fait du bien d’en parler à toi, à toi, c’était forcément à toi seule que je pouvais faire toutes ces confidences ».

De tout cela vous n’avez jamais rien dit à personne, même à la famille, tu m’expliques vos raisons et même si je n’approuve pas vraiment cette solitude dans laquelle vous vous êtes enfermés, car j’ai mesuré le mal être qu’elle avait engendré, je comprends et je respecte votre décision. « Tant qu’il n’y a rien de visible, ne pas se poser en malade aux yeux des autres, comme si tout çà n’était pas vrai me dis tu encore, rester normale aux yeux du monde, bien vivre les moments douloureux et le bonheur le vivre à fond ».

Moi aussi, je pleure à la lecture de ta lettre. Je comprends maintenant ton mode de vie, ton besoin de récupération, de dormir, ton isolement. Je m’en veux de ne pas avoir été plus présente toutes ces années, de m’être laissée avaler par le travail, la famille, de t’avoir laissé seule. J’admire cette force, cette pulsion de vie qui te porte malgré tout : « je n’ai jamais osé dire ou même penser que j’avais été maltraitée par la vie mais en faisant le bilan oui, j’ose dire que j’ai eu mal, du mal ! Mais il y a tant de gens, d’enfants, de femmes malheureux, moi, ce n’est pas du malheur que j’ai eu, çà non, j’ai toujours été aimé et je trouve que c’est être gâtée par la vie…. »
Et là, par ces mots, cette force que j’étais venue puiser en toi tu me la donnes, l’amour a toujours eu raison de tout chez toi. A cet instant, je voudrais être auprès de toi pour enfin oser ce geste et ses paroles que j’ai retenus pendant tout le séjour, alors je ferme les yeux.

Nous sommes toutes les deux, au bord de cet océan que tu aimes tant, nous marchons à la rencontre l’une de l’autre, d’abord tout doucement puis nos pas s’accélèrent et nous tombons dans les bras l’une de l’autre, comme dans les films ! On ne se prive plus de rien ! Geste d’abandon pour toi, de protection pour moi que ma parole accompagne : « Tu n’es pas seule, tu ne l’a jamais été, je suis là et le serais toujours, pardonne moi mon silence » et c’est d’un pas alerte que nous rentrons, résolument décidées à apprécier l’avenir.

Nous en reparlerons plus tard, mais je sais déjà que la magie de l’amitié a opéré. Pendant une poussière d’éternité, nous avons réussi à dépasser la réalité du temps pour atteindre une autre vérité, un autre monde.

Tu étais bien là avec moi sur la grève.

Chrystelyne