Destination : 41 , Trouvailles inattendues


Cadeau de rêve

C'est tout lui.
Trois ans que nous nous aimons à distance, qu'avec précaution nous tenons
notre connexion à l'abri des courses au supermarché, chacun chez soi pour
ne partager que les bons moments, préserver nos indépendances... et en
arrivant à l'instant je trouve dans la boîte aux lettres cette enveloppe
laissée sans préambule avec ses clefs...
Tout à coup je bouillonne. Je réalise que cette distance soigneuse entre
nous, je ne sais pas depuis quand mais je ne la veux plus. Je n'entre même
pas chez moi, je suis déjà en route pour lui.

Nous sommes allés ensemble dans des jardins, dans des salles de théatre,
des restaurants, des forêts et des hôtels, parfois à l'autre bout du
monde. Mais chaque nuit passée à ses côtés m'a envahie d'un trouble
intense dont seuls les moments rares semblent rester capables. Nous avons
parcouru des kilomètres ensemble, nous avons partagé de savoureuses
semaines sous la neige, au bord de l'océan et en Toscane... mais avant
aujourd'hui je ne suis jamais venue ici.
Ici c'est son domaine, sa solitude. Avec une délicieuse pointe de trac je
mesure la confiance qu'il m'offre soudain en m'en livrant les clefs.

Le portail est ouvert et le petit bout de jardin se traverse en deux pas.
J'hésite à sonner mais n'ose pas entamer le silence, alors je sors les
clefs, comme un trésor. Une crainte de voleuse se mélange absurdement à ma
joie tandis que j'en essaie une, pas la bonne, et glisse finalement la
seconde dans la serrure. J'ouvre le plus délicatement que le permettent
mes mains émues et ce coeur qui accélère encore un peu sa chamade.
J'entre, et la porte se referme sur une paix à peine plus épaisse que
celle du jardin.

Je suis immédiatement dans un salon ample, encadrée d'un côté par un
ancien miroir et des chaussures abandonnées sous une minuscule table aux
pattes fines, et de l'autre par un escalier qui semble monter tout droit
vers le soleil tant il en coule de lumière, mais que je laisse pour plus
tard. Mon regard se croise dans le miroir avant que j'aie pu m'en défendre
et quelque-chose en moi se serre brusquement : je ne me reconnais pas.
Ce visage est pourtant le mien, mais il y a dans l'expression plus
d'assurance que je ne m'en connais. Cette femme qui me contemple
tranquillement depuis le miroir n'a visiblement pas passé sa petite
enfance à se nouer et le plus clair de son temps, depuis, à se dénouer.
Pas l'ombre d'une souffrance dans son regard. On la devine écumant les
galeries de peinture, les conférences et les spectacles. Dès qu'elle parle
on n'écoute certainement plus qu'elle. Elle me fascine et m'énerve.
Et elle le fascinerait sans doute aussi, lui. Si je reste encore là à la
regarder je vais l'imaginer heureuse à son bras, aimant comme lui la
brocante... Je détache enfin mon regard de ce reflet et suspends lentement
ma veste contre un manteau sombre. Cet objet familier, dans lequel j'ai
souvent serré mon visage tandis que ses bras se refermaient
affectueusement sur moi, me rassérène.

Le silence persiste. Quand m'a-t-il laissé ces clefs ? Peut-être n'est-il
pas encore rentré. A moins que, lassé d'attendre, il ne soit ressorti.
Mais non. Ce n'est pas son genre d'attendre. Il sera sorti se promener
s'il en avait envie, il sera allé chez des amis, au cinéma ou ailleurs,
mais ce qui est sûr c'est qu'il n'aura pas changé d'un millimètre le cours
de sa vie... si ce n'est pour passer déposer les clefs dans ma boîte aux
lettres. Des cataractes de tendresse lâchent d'un coup en moi. Envie
d'être contre lui, envie de ces mains qu'il lui suffit de poser sur moi
pour que je me sente délicieusement possédée. Un frisson me remonte d'un
trait du milieu des reins jusqu'à la cime de la nuque et hérisse au
passage le moindre grain de peau.

La lumière prend des tons de miel. Des rangées de livres couvrent l'un des
murs du salon. Sur les autres des pierres alignent leurs petits ventres
gris entre des couches de briques. C'est vaste et presque vide, si ce
n'est un canapé au milieu et dans un coin des piles de disques contre une
chaîne hi-fi. De l'autre côté de la pièce, au bout d'un jardin, la ville
brille dans une poussière rousse. Ce jardin-là, à l'abri des regards, est
celui où il aime passer des heures, tranquille, occupé aux branches, aux
feuilles et à la terre.
L'herbe y est douce et je ne résiste pas au plaisir de glisser mes mains
dedans, puis de m'y allonger. Le ciel est encore clair au zénith. Je
laisse le vent faire n'importe quoi de mes cheveux et reste longtemps
immobile, les yeux fermés, guettant le moindre pas dans le jardin ou la
maison. Seuls de menus chants d'oiseaux me bercent.
J'ai fait semblant de ne pas la voir tout de suite mais une fenêtre est
ouverte à l'étage. Il est peut-être là après tout ? Il est possible qu'il
ne m'ait pas entendue. Il est aussi capable de poursuivre paisiblement le
cours de ses activités jusqu'à ce que je vienne à lui. La fraîcheur achève
de me convaincre de me remettre debout. Je me faufile à l'intérieur et me
lance silencieusement à travers cette maison qui regorge de sa présence.
Il y a un petit pot de basilic et un jambon entamé sur la table de la
cuisine qui respire le poivron et l'olive.
Dans le bureau son ordinateur est ouvert, un tableau est appuyé contre
d'autres murs couverts de bouquins et deux hommes d'ébène dressent dans un
coin leurs silhouettes maigres. Il y a aussi des photos qui me tournent le
dos et que je ne regarde pas. C'est là que la fenêtre est ouverte.
La salle de bain est inoccupée. Ne reste que sa chambre, dont la porte est
entrouverte sur un lit en tempête où surnagent un T-shirt et une serviette
de bain. Il y sur les murs des photos de vagues supplémentaires explosant
sur des rochers et puis celle-ci, que je connais, de lui en noir et blanc
photographié par son père. Son regard souriant se pose directement sur
moi.

Ne reste à explorer qu'une petite porte en haut d'une échelle. Le bout de
grenier que je découvre derrière est évidemment aussi vide de lui que le
reste de la maison. Je distingue dans l'obscurité un miroir qui ressemble
étrangement à celui de l'entrée, mais celui-ci ne me happera pas par
surprise. Je ressors et ferme soigneusement la porte.

Redescendue dans le salon j'y rencontre le dernier rougeoiement du
couchant. La lumière semble émaner du plancher, si lisse que je me
déchausse. Le bois est tiède et tendre sous les pieds.
Je n'en peux plus d'avoir les bras vides et de ce coeur qui ne se calme
pas. Je me glisse dans le canapé et attrape l'un des coussins. Je
l'attendrai pelotonnée ici.
L'obscurité monte doucement des creux de la ville. J'aperçois une étoile.
La lune brille plus fort. Ca y est, il fait nuit.

J'ai dû m'endormir et je sens vaguement, comme dans une autre réalité, un
chatouillement de larmes s'égarant dans mes cheveux...
Non. Non, je ne veux pas que ce n'ait été qu'un rêve...
Je me relève délicatement pour ne pas m'éveiller, grimpe à nouveau
l'escalier, puis l'échelle. En laissant la porte ouverte et le couloir
éclairé on y voit suffisamment. Le miroir m'attend et cette fois j'y
plonge tout droit. Le visage qu'il me renvoie est un peu timide, mais il y
a là, je ne sais comment, tout le réconfort que l'homme qui vit ici trouve
dans nos lettres, nos câlins et nos secrets. Mais ni assez brillante, ni
assez dénouée, je ne suis pas celle qu'il veut montrer à son bras devant
les amis, je le sais.

Le rêve s'évanouit maintenant.
Et oui, je le sais, il ne me donnera pas ses clefs.

Florence