Destination : 49 , Lettre à un auteur...


Lettre à Boris

Cher Monsieur Vian,


Cela fait bientôt 20 ans que j’ai envie de vous écrire et que je n’ose le faire. C’est difficile d’écrire à un auteur talentueux ; ma plume est malhabile et vous allez me trouver gauche, cela ne fait aucun doute. Mais tant pis.

Aujourd’hui j’ai une bonne excuse pour le faire : je réponds à une commande de Monsieur JFP, un homme curieux, une sorte de mécène désargenté. Je sais, l’idée même est incongrue et je vois un sourire s’esquisser au coin de vos lèvres ; que voulez-vous, il est ainsi…

C’est à travers un ami-amoureux que je vous ai découvert ; il vous adorait tant, qu’il avait pris l’un de vos pseudonymes pour épater les filles. Et ça marchait. J’en suis la preuve. C’est étrange, mais de ce garçon, qui m’a pourtant beaucoup marquée, je ne puis me rappeler que le surnom : Bobo. Vous l’aurez compris, Bobo, pour Boris. Ca manque d’élégance, j’en conviens…

Bobo m’a donc si bien initiée à votre art que j’en suis devenue acharnée. J’ai tout écouté, tout lu, tout dévoré, même les chroniques de jazz. Je dis « même », parce que je déteste le jazz. Oui, bien sur cela ne vous fait pas plaisir, mais tant pis. Je préfère être honnête avec vous. Oh bien sur, je n’ai pas tout aimé vraiment. Mais je n’ai rien détesté. Disons que j’ai moins apprécié certaines choses, mais aimées tout de même, parce qu’elle venaient de vous. Quand j’aime, je suis incapable de faire le tri ; que voulez-vous, je suis ainsi.

Et puis Bobo est sorti de ma vie. Mais vous êtes resté. J’ai acheté vos livres en plusieurs exemplaires, pour pouvoir en offrir un à l’occasion. J’ai fait découvrir « L’herbe rouge » à celui-ci, « L’arrache cœur » à celui-là ou encore « J’irai cracher sur vos tombes » à tel autre. Bref, je me suis faite votre ambassadrice. Et je réussissais pas trop mal finalement. J’étais contente de vous partager, de pouvoir échanger sur vos écrits.

Et puis un jour, vous avez changé le cours de ma vie.

J’avais une aventure avec un jeune homme ; il ne vous connaissait pas. Je lui ai offert « L’écume des jours ». Quand il eut terminé, il m’a dit à peu près ceci :

- « c’est zarbi comme bouquin. Il est pas un peu barré ton mec ? ».

Déjà là ça partait mal. « Ton mec » : c’est de vous qu’il parlait bien sur. Quelle impolitesse, quel manque de respect…. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Et il enchaîna :

- « Parce que l’appartement qui rétrécit, le nénuphar dans la poitrine et les anguilles dans l’évier, franchement, faut avoir fumé un sacré pet’ ».

Consternation. Je sortais avec un abruti. Un pauvre type qui n’avait pas vu toute la poésie, toute la délicatesse des choses. Un être obscur qui jamais ne pourrait rêver les yeux grands ouverts sur le monde. Un pataud qui jamais ne saurait m’emporter au dessus des gens. Un rustre diplômé qui ignorait même l’existence du mot imaginaire. Bref, en un mot comme en cent : un con.

Le jour même, je l’ai plaqué. Quand il m’a demandé une explication, j’ai répondu :
«Je ne peux pas sortir avec un type qui n’aime pas Boris Vian. C’est impensable ». Il n’a pas compris, mais cela ne vous étonnera pas. Il manquait considérablement de discernement.

Je devrais vous remercier de m’avoir sauvée d’une vie entière avec un médiocre pareil. Mais en réalité je vous en veux un peu. A vous, à lui, à moi.

Quelques semaines plus tard, j’ai appris que j’étais enceinte. Ciel. Enceinte d’un type qui n’aime pas Boris Vian et qui va transmettre ça à ses enfants ? Non. Impensable. Merci Madame Veil.

J’ai 43 ans, et mon ventre est resté sec. et je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est un peu votre faute.

J’aurais aimé apprendre vos chansons à mes enfants, leur faire découvrir vos différentes facettes.. Qu’ils connaissent la richesse d’un esprit et son ouverture sur le monde.
J’ai des beaux-enfants, certes… Je leur ai fait découvrir votre musique et vos paroles, mais ce n’est pas pareil.

Si je ne vous avais pas rencontré, j’aurais épousé Marcel, j’aurais eu des enfants avec lui et on aurait fini par divorcer bien sur. Faut pas déconner non plus, je n’allais pas passer ma vie avec un abruti.

Seulement voilà. Personne ne m’appelle Maman. Personne. Jamais.

Je vous déteste.

Framboise