Destination : 111 , Dialogue de sourds


Affaire Paulson (2)

Jour cinq







- Allo, Mme Jenkins, c’est M. …



- Bonjour, M. …, comment allez-vous ?



- Bien, enfin non, je ne pourrais pas donner le cours que je devais donner ce matin.



- Vous êtes souffrant ?



- En quelque sorte, de toutes les façons, je ne puis assurer le cours prévu. Je souhaite le déplacer si possible.



- Attendez une minute, je vais consulter les plannings.



- Merci Mme Jenkins.



- Il est possible d’ajouter un cours aux étudiants mardi prochain, à 17h.



- Cela me convient tout à fait, merci beaucoup, c’est vraiment très gentil.



- Vous êtes sûr que tout va bien, M…. ?



- La vie m’a appris une chose, Mme Jenkins, c’est que l’on ne peut jamais être sûr que tout va bien !



- …



- Bonne journée Mme Jenkins et encore merci.







Bon, il ne faut pas traîner, cette fois j’espère bien rencontrer mon Salmon. Hier soir, en cherchant dans l’annuaire j’ai trouvé une petite centaine de Salmon, mais une chose me paraît à peu près sûre c’est que toute recherche rationnelle est ici superflue !



Comme hier : re-marche, re-taxi, re-Bryant Park et re-cariole verte de roses. A nouveau j’achète une rose et cette fois, quand je vais pour porter la rose à mon nez pour y sentir son délicat parfum, j’aperçois en son cœur un petit bout de papier plié en quatre. Plus étonné par rien, je saisis le petit message, je le déplie pour y lire « l’homme seul, à une table d’échec ». Je lève les yeux et balaie l’ensemble des tables du regard pour y observer les joueurs. Une seule table contient une seule personne, face à un jeu en cours. Je m’y rends en quelques pas courts et mesurés, prenant soin de ne pas être bruyant ni excité. A cette table, le joueur est un monsieur qui pourrait presque passer pour un vieil homme si ce n’était sa tenue droite et l’énergie dégagée. Son regard parait absorbé par les pièces sur son échiquier. Je détaille son visage : une petite barbe grise et noire autour d’un petit visage mat avec des yeux perçants mais perdus sans le vague, des sourcils modérément broussailleux et de belles rides surmontées d’une chevelure grisonnante encore bien fournie.



- Asseyez-vous donc , M. Paulson.



- M. Salmon ?



- A votre avis ?



- Bonjour monsieur.



- Vous aimez les échecs, Paulson ?



- Oui, mais je ne sais pas y jouer.



- Vous avez raison, Paulson, l’idéal dans ce jeu est de ne pas savoir y jouer, sinon, après c’est un long esclavage qui commence.



- Que me voulez-vous, M. Salmon ?



- Je voudrais que vous m’aidiez, ou plus exactement que vous aidiez ma femme.



- Vous me l’avez déjà dit, mais je n’ai toujours pas saisi ce que je pouvais faire.



- Je serai le plus précis possible, le moment venu. Que voyez-vous autour de vous Paulson ?



- Un parc, avec des gens qui s’y promènent, prélassent, d’autres tables avec d’autres échiquiers…



- Si je vous demande cela Paulson, c’est parce que je ne vois presque plus rien, dans quelques temps, ce sera même le noir complet. Ah la vieillesse !



- Comment faites-vous pour jouer aux échecs ?



- C’est assez simple, le jeu tel que vous le voyez est intégralement présent dans ma tête. Chaque pièce est comme une personne avec son emplacement. Chaque pièce vit en moi. Je joue plus dans ma tête que sur cet échiquier. Cependant j’ai besoin du contact avec les pièces en bois pour que le jeu devienne réalité. La présence physique des pièces permet à mon jeu d’exister. Des fois je me dis que Dieu joue avec nous de la même manière…







Un long moment passe. Salmon paraît complètement absorbé par son jeu, les yeux pétillants vers son échiquier. Il semble m’avoir complètement effacé. Je décide de rompre le silence pour me signaler à lui.



- J’aurais pensé avoir la chance de faire la connaissance de votre épouse puisque c’est elle que je dois aider. C’est bien cela, n’est-ce pas ?



- Oui, nous avons besoin de vous et elle plus particulièrement.



- Que puis-je faire pour elle ? Pourquoi m’avez-vous choisi ?



- Nous vous l’avons déjà dit, parce que vous êtes le meilleur.



- Oui, le meilleur jardinier…



- Il ne faut pas s’arrêter aux mots, il faut aller plus loin, se laisser porter.



- Et aujourd’hui, où nous mènent-ils ?



- Aujourd’hui, c’est maintenant un petit tard pour avancer sur la question. Mais nous sommes satisfaits de notre entrevue, vous êtes celui que nous voulions.



- Ah, et…



- Revenez demain, avec un stylo, Paulson !



- Mais…



- Bonne journée, mon jeune ami.



- Au revoir M. Salmon.







Mon jeune ami, cela fait des décennies que l’on ne m’a pas gratifié d’un tel titre. Je pars assez déçu de cet entretien qui a en quelques sortes tourné en rond. Je me demande si notre Salmon ne flirte pas avec la date d’expiration. Cependant je sais avec honte que je reviendrai demain et qui sait les jours suivants.







Jour six.







Aujourd’hui, nous sommes samedi. Je ne travaille jamais le samedi. Je pars donc une nouvelle fois à la rencontre de Salmon en ayant pris soin de me munir d’un stylo et aussi de papier, des fois qu’il me demande de revenir demain avec en plus de quoi noter. Le temps est miraculeusement encore beau et sec bien que de plus en plus frais. Je choisis de ne presque pas marcher. Aujourd’hui le Park Bryant est plus ou moins envahi suivant les endroits par des hordes de gamins qui jouent à divers jeux. Je me demande si cela ne va pas effrayer mon mystérieux commanditaire. Non. Il est à la même place qu’hier, dans la même position, avec les mêmes habits et dirait-on le même jeu. Cela provoque en moi une impression de déjà vécu, comme si revivais un moment, comme si je savais ce qui allait se passer.



- Bonjour M. Salmon.



- Bonjour Salmon, comment allez-vous ?



- Bien je crois. Et vous ?



- Aussi bien que le peut un homme de mon âge.



- Serait-ce indiscret…



- Oui, ça l’est mais ce n’est pas très important. Dans dix ans j’aurais cent ans et à cent ans plus rien ne me gênera.



- Pourquoi ?



- Parce que vous aurez résolu mon problème, parce que ma femme sera en paix, parce que je baignerai dans un océan de tranquillité. Vous avez de quoi noter, Paulson ?



- Oui.



- Alors prenez un maximum de notes sur ce que je vais vous raconter.



- D’accord.



- J’ai connu ma femme au lendemain de la guerre. Je revois ce jour comme celui d’aujourd’hui. Elle portait une robe blanche, longue, avec des fleurs très pales en motif, le tout voletant follement dans les premiers beaux jours de mai. Je revenais de la guerre terriblement marqué psychologiquement, avec une furieuse envie d’oublier tout cela et de profiter enfin de la vie. Mes parents, des juifs d’origine polonaise, s’étaient installés en Amérique peu avant la grande crise et m’avaient mis au monde dans une misère noire pour ensuite me voir partir à une guerre qu’ils n’auraient pas voulu connaitre. A mon retour, il ne restait plus que ma mère qui semblait avoir attendu mon retour pour quitter elle aussi ce monde de douleur. C’est dans ce contexte que je rencontrais ma Julia. Vous dire comment elle était belle serait une injure tant les mots sont inadéquats pour qualifier sa grâce, sa légèreté et son énigmatique sourire. De suite je la fis rire et à force de patience, d’acharnement et d’inventivité je parvins à la séduire à ma grande surprise. Surprise d’autant plus grande qu’elle me révéla que dès le départ elle avait senti qu’elle me donnerait son cœur.



Nous nous mariâmes simplement, civilement. Elle n’était pas juive et je ne me sentais lié dans la religion que par loyauté envers mes parents. Cette guerre m’avait ôté tout espoir en un quelconque dieu et s’il avait existé une religion visant à punir les dieux qui nous avaient ainsi fait souffrir, j’y aurais adhéré sans réserve. Julia était une jeune femme merveilleuse, me surprenant chaque jour par sa naïveté enfantine, son intelligence naturelle et son gout pour la vie. Notre grande déception fut que nous n’eûmes pas la chance d’avoir d’enfants de notre union. C’était comme une blessure de guerre supplémentaire. Cette épreuve, au lieu de nous diviser nous rapprocha encore plus et beaucoup trouvaient que nous étions trop en fusion l’un avec l’autre. C’est qu’ils ne connaissaient pas le bonheur d’une telle union. Même à l’aube de la vieillesse nous nous réjouissions de partager chaque jour l’un avec l’autre. Julia s’était entichée depuis quelques années de poésie et c’était pour elle un grand plaisir que de ma faire découvrir ci et là des morceaux de poésie qu’elle lisait ou écrivait. Elle s’était inscrite à plusieurs cours en la matière. Parmi ses auteurs préférés, il y en avait un qu’elle appelait son jardinier, car il entretenait disait-elle les plus belles pensées en son jardin intime. Les années continuaient de dégringoler et Julia continuait de me parler de son jardinier et de citer ses vers les plus beaux. J’en étais presque jaloux et ce mystère pimentait notre vie. Mais comme toutes les belles choses ont une fin, Julia me quitta d’une maladie implacable et rapide il y aura cinq ans demain. Le dernier jour de sa vie elle me fit promettre d’aller lui trouver son jardinier pour qu’il fleurisse de ses pensées son parc préféré. Je crois que vous pouvez facilement deviner la suite : après des années de recherche je vous ai trouvé, je sais que Julia a assisté à certains de vos cours et avec toutes les bribes de poèmes qui restent en moi, je sais que c’est vous.



- Mais je ne m’appelle pas Paulson !



- Ah ah ah ah, bien sûr, puisque ce n’est pas votre nom ! Paulson, c’est le nom que je vous ai donné pour matérialiser mes recherches. Paul’son signifie fils de Paul, or je m’appelle Paul, ou plus exactement Saul, comme m’appelaient mes parents dans mon jeune âge, même si étrangement c’est Joseph qui est mon prénom officiel. Je vous ai appelé mon fils, car j’ai imaginé que vous étiez le fils que je n’avais pas eu. Après la mort de ma femme, le souvenir des mots de vos poèmes transmis par Julia m’ont aidé à tenir, m’ont accompagné, comme un fils guide les pas de son père égaré et seul.



- Qu’attendez-vous de moi exactement, M. Salmon ?



- Et bien que vous exauciez le vœu de ma chère Julia, que vous fleurissiez son jardin. C’est même plus que son jardin, car c’est ici que j’ai versé ses cendres comme elle me l’avait demandé. J’aimerais que vous écriviez pour demain avec ce que je vous ai dit, le plus beau poème que Julia aurait aimé lire.



- Mais cela fait des années que je n’écris plus de poésie.



- Raison de plus pour vous y remettre, quand on a un talent pareil, Paulson, on ne s’endort pas dessus comme sur un vulgaire oreiller. Je compte sur vous, demain, même heure, même endroit. Allez, au travail Paulson, et bonne journée.







Je sors assommé de cet entretien. Je n’ai rien vu venir. J’ai certes écrit il y a bien des années déjà de nombreuses poésies, mais rien que je n’ai trouvé (ni la critique) si bon que cela. Cette journée me parait fort mal partie. Je ne peux pas laisser tomber ce pauvre homme qui serait capable de continuer à me harceler ou pire de se laisser mourir. Je ne peux pas non plus tenter de lui resservir un de mes anciens poèmes, la supercherie si elle était découverte se finirait mal… Je suis dans de beaux draps avec une échéance des plus courtes. Je n’ai pas le choix, je dois m’exécuter dans les plus brefs délais, pour sortir je l’espère par le haut de cette incroyable histoire.



Chaque minute qui passe depuis notre entretien s’écoule hors d’un sablier qui n’en finit pas de me rappeler que je dois m’y mettre, que je dois écrire ce poème… Le temps s’est couvert et je m’aperçois avec horreur que les arbres n’ont presque plus de feuilles. Le vent s’engouffre dans les longues avenues et semble me pousser jusque chez moi pour que je me mette au travail.



Arrivé chez moi, je constate qu’il y a un message sur mon répondeur. Je l’écoute. C’est mon fils. Il prend de mes nouvelles. J’ai oublié son anniversaire ! C’est de la faute à cette histoire Paulson. Je m’en veux, je n’ai pas toujours été un bon père, et cela continue. Je me promets de l’appeler dès la fin de cette folle histoire.



Horreur, la nuit s’est abattue et je n’ai toujours pas la moindre idée de ce que je vais écrire.











Jour sept



Je ne suis pas allé me coucher. Je me suis endormi à mon bureau. C’est le jour qui m’a sorti de mon sommeil. A ma grande surprise je constate que sous ma tête il y a bien quelque chose qui ressemble à un authentique poème. Je ne sais plus comment je l’ai écrit, mais je constate qu’il est là, comme pour venir me tirer de cette histoire. Je ne prends pas la peine de le lire, j’ai une subite envie de le découvrir avec Salmon. Je pense que cette histoire mérite cette petite surprise supplémentaire. J’ai aussi peur en le lisant que cela ne rompe un charme, que je sois déçu par ce que j’ai écrit et que je finisse par me dégonfler. De plus, j’ai juste le temps de boire un petit jus de fruit et de sauter dans un taxi pour rejoindre Salmon. Le temps est de plus en plus gris, de nombreuses rafales de vent propulsent ci et là journaux, feuilles mortes et toutes sortes de détritus urbains légers. J’arrive à Bryant Park. Cette fois, Salmon n’est pas à sa table de jeu d’échecs. Il est près de la carriole à fleurs, un bouquet de roses rouges à son bras. Je le salue de loin, mais je me souviens avec confusion qu’il ne voit rien de loin. Je m’approche.



- Bonjour Paulson.



- Bonjour M. Salmon.



- Merci d’être venu. Nous pouvons y aller maintenant.







Je suis Salmon qui d’une main tient son bouquet et de l’autre utilise une canne ordinaire de manière apparemment classique mais je sens à son attention extrême qu’il prend avec des informations comme le ferait un non voyant avec sa canne blanche.







- C’est ici, Paulson.







Nous restons un long moment, emplis de solennité, le regard tendu vers l’ensemble du parc. Nous sommes à l’une de ses extrémités, la plus à l’ouest, probablement la plus discrètes et la plus à l’abri des regards.







- Ma chère Julia, enfin j’ai trouvé ton jardinier, comme je te l’avais promis. J’ai mis le temps car tu avais tout fait pour que ton son secret soit bien gardé, ne laissant jamais nulle trace de son nom ni même aucun poème entier, livre… Aujourd’hui il est là, près de toi et il a accepté de te faire un cadeau, de t’écrire un poème, ton poème pour que dans ce parc tu reposes en paix avec les plus jolies pensées… Je lui laisse la parole.







- Julia, cela faisait des années que je n’avais plus écrit de poème et j’étais hier bouleversé d’apprendre que mes poèmes aient été tant aimé, plus même que je ne les avais aimés. J’étais aussi pétrifié à l’idée de devoir écrire un nouveau poème pour que ma plus grande et plus secrète admiratrice puisse reposer en paix. Je n’en ai pas dormi de la nuit. En désespoir je me suis mis à relire mes poèmes pour essayer de comprendre ce que tu pouvais avoir tant aimé… Et je me suis endormi. Alors je crois que j’ai écris cela dans un rêve :







Toute ma vie une chose s’est dérobée sous mes pieds,



que ce soit hiver, automne, printemps ou été,



que je regarde les gens, les arbres ou encore les prés,



que j’aille en mer, en ville, en Afrique ou en forêt ;







Toute ma vie une chose m’a terriblement manquée,



que j’ai de l’argent, de la gloire ou de la beauté,



que je travaille seul ou à l’université,



que je m’enivre ou fasse vœu de sobriété ;







Cette chose, tu la connais,



tu l’as vécue à satiété,



tu l'as offerte sans compter,



tu l’as goutée à volonté ;







Cette chose c’est l’Amour, le vrai,



celui qu’à ton mari tu as donné,



celui qui loin de toi encore renait,



celui qu’en moi, j’aurais aimé,



celui comme toi que j’ai cherché,



celui qu’aujourd’hui enfin j’ai trouvé,







Merci.





JFP