Destination : 94 , " "


Pépé zombie

Il est assis quelque part, dans le néant. Il y a bien une chaise sous lui, mais il ne la sent pas.
Il est là depuis quelques heures et plusieurs années. Peu lui importe. Au fond, il pourrait être absent cela lui serait certainement égal.
Ses yeux regardent en lui et il n’y a rien à voir. La lumière, elle-même, semble le traverser étrangement; l’air, aussi. Il est une sorte d’ectoplasme, une fluctuation, un trou noir.
Pourtant, le fragile assemblage de ses molécules, est là, assis, à mes côtés.
On a posé ses mains sur ses genoux, bien à plat. Des mains sillonnées et nues, des feuilles mortes.
Sa bouche est entre ouverte dans l’attente, l’espoir d’un ultime écho, suintant d’un puits sans fond.
Une imperceptible respiration hante encore sa cage thoracique, comme le cri silencieux d’un spectre dans une maison abandonnée.
On nous pose, côte à côte, tous les après-midi, devant les barreaux de la fenêtre. Nous sommes suivis par le même médecin. Ici, on l’appelle Pépé zombie.
Cet homme désert m’attire étrangement. Il est mon contraire, mon opposé. Le vide de mon trop-plein, l’absence d’être, face à mon mal-être. Il est mon salut, mon espérance, la feuille blanche non écrite, la lacune à combler.
Alors, afin d’équilibrer les charges, j’ai entrepris de le remplir à moitié, pour m’en vider d’autant. Je lui parle sans cesse, je lui raconte sa vie ; celle d’avant qu’il soit creux, avant que ce qui l‘habitait ne l’abandonne. Celle d’un homme occupé, avec un passé et un avenir. Un homme plein.
Et, tel un vase communicant, il se regonfle doucement, tous les jours un peu plus, pendant que je m’allège. Nous partagerons bientôt la même pesanteur, le même esprit dans deux corps libérés.
Ma seule crainte est qu’il s’assèche peu à peu, si l’on nous sépare trop longtemps; qu’une fuite insoupçonnée ne laisse échapper insidieusement toute la sève que j’ai lentement déversée.
Car, sous l’effet d’une éventuelle pression hydrostatique, mon esprit serait susceptible de souffrir,
à nouveau, de débordements de pensées.
Hypothèse terrifiante qui nous lie à jamais.




Jeanne