Destination : 170 , Journal d'un capitaine


Journal d'un piano

15 mars, 10h.

> Je suis un piano heureux. Plus très jeune, il est vrai car j’aurai 32 ans cette année. Mais en pleine forme.

> L’accordeur a dit l’autre jour que je sonnais aussi bien qu’un piano neuf. Je me suis senti très fier.

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> 15 mars, 14h.

> Je rêve. Je plonge dans mes souvenirs. Je vois des maisons différentes, des appartements. J’ai beaucoup déménagé pendant quelques années. On m’a même démonté pièce par pièce une fois, parce que l’ascenseur était trop petit.

> Malgré tout ça, je suis resté un bon piano. Fidèle.

> Cela fait un bon moment maintenant que j’habite dans ma maison actuelle. Je n’étais jamais resté aussi longtemps au même endroit.

> On m’a juste changé de place dans le salon, car j’avais trop chaud à côté du radiateur. Et ma délicate mécanique intérieure n’aimait pas ça du tout.

> Il y avait un enfant dans cette maison. Je me souviens lorsqu’il était tout petit, mes notes aigües se transformaient en oiseau insouciant et les très graves devenaient un méchant loup qui tentait d’attraper l’oiseau.

A la fin, le pauvre petit volatile exténué réussissait à s’échapper, mais de justesse...

> Il y avait plein de copains aussi qui venaient à la maison. Je ne les appréciais pas toujours. Surtout quand l’un d’eux se mettait à taper comme un fou sur mon clavier. Quelle horreur! Je me mettais à crier. Heureusement, ma maîtresse arrivait, elle se fâchait et tout rentrait dans l’ordre.

> Je ne le vois plus maintenant, cet enfant. A la place, il y a un ado aux cheveux bouclés souvent assis devant l’ordinateur...



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> 15 mars, 15h.

> J’interromps ma rêverie. Mon couvercle vient de se soulever.

> Ma maîtresse s’installe et à côté d’elle, une autre dame. Blonde, très jolie. Je la connais. Elle vient souvent caresser mes touches avec ses longs doigts fins. Mes notes se font douces, dociles. Je donne le meilleur de moi-même.

> Tiens, les voilà qui chantent toutes les deux. Je les accompagne. Mes cordes, mes marteaux, mes touches swinguent. Si je le pouvais, je ferais danser mon grand corps de bois.

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> 16 mars, 14h30.

> Je reconnais cette voix. C’est un monsieur à la retraite. Il vient depuis moins longtemps que la dame blonde, mais ses doigts m’ont vite apprivoisé.

> Voilà qu’il s’asseoit sur le tabouret. Il commence à jouer. J’aime beaucoup ce morceau. C’est une Gnossienne d’Erik Satie, la troisième il me semble. Les doigts sont bien moins fins que ceux de la dame, mais ils inventent des sonorités nouvelles, des couleurs inédites. Dans l’atmosphère orientale de la Gnossienne, les notes sont pleines, rondes comme des gouttes d’eau qui s’égrènent une à une.

> Le monsieur dit qu’il parvient à tirer ces sons de moi car il a écouté énormément de musique dans sa vie. Alors, il essaie de recréer des timbres, des résonnances...

> Je sais aussi que chez lui, il passe beaucoup de temps à s’entraîner sur un copain, un Bechstein.

> C’est bête, je ne les vois jamais, les copains. J’en entends juste parler.



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> 17 mars, 10h30.

> Tiens, voilà un nouveau. Je sens immédiatement qu’il n’a pas du tout l’habitude de poser ses mains sur un clavier. Ses notes sont lourdes, maladroites. Il va en avoir du travail pour assouplir ses doigts et se repérer parmi mes touches blanches et noires!

> Mais bon, je ne suis pas méchant, je ne le découragerai pas...

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> 18 mars, 20h.

> Qui m’a réveillé? Je somnolais tranquillement, moi!

> Mais qu’est-ce-que c’est que cet air? Toutes ces dissonances? C’est de l’art contemporain?

> Ah non, c’est le chat qui se balade. Ma maîtresse avait oublié de refermer mon couvercle.

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> 20 mars, 16h.

> Un jeune homme a posé ses doigts sur moi. Je ne l’ai jamais vu, mais ma maîtresse et lui ont l’air de se connaître. Je les écoute parler. Je comprends mieux: d’habitude, c’est elle qui se déplace chez lui. Mais le copain de l’autre maison a un problème de pédale forte et deux fausses notes. C’est sûr, c’est embêtant. Je n’aimerais pas jouer moi non plus dans ce cas-là.

> Il est doué, ce jeune. Il retient vite les différents passages que lui montre ma maîtresse. A son âge, ça fonctionne bien, la mémoire.

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> 20 mars, 21h.

> Le soir tombe.

> Je joue des cascades de notes.

> Des rivières de croches.

> Les arpèges coulent, les accords se fondent.

> Je suis en harmonie.

> J’ai retrouvé ma maîtresse, ma complice.

> Sous ses doigts, je chante, je gémis, je m’emporte, je m’apaise.

> Elle fait pleurer mes touches. Mes larmes coulent, invisibles.

> Elle me fait rire aussi.

> Je me colore suivant ses désirs.

> C’est à elle que j’appartiens.

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Lilas