Destination : 53 , Journal d'un disparu volontaire


« Prise de conscience »


Quelque part en Italie, vendredi 15 Juillet 2005, 5h30 :
Voilà, je viens enfin de mettre la main sur une feuille et un crayon pour livrer mes premières impressions de femme « libérée »… c’est le premier instant de répit qui me permet de me retrouver face à moi-même… Depuis hier matin, je n’ai pas eu une seconde pour souffler et penser. J’étais trop occupée à gérer l’instant. Oui, depuis presque vingt quatre heures déjà, je suis en « cavale ». J’ai fui… J’ai quitté ma prison. J’ai profité de l’effervescence du 14 Juillet pour me faire la belle… Je ne sais pas très bien où j’ai trouvé la force et l’énergie, mais je me suis bel et bien envolée… Depuis, je repasse dans ma tête le film de cette étrange rupture dans ma vie si bien huilée. Il me faut absolument poser sur le papier tous les mots qui se bousculent dans ma tête. J’en ai besoin pour y voir plus clair et démêler toutes ces idées qui s’enchevêtrent comme des spaghetti et qui me donnent la nausée…

Tout a commencé, hier matin. Après une nuit pleine de rêves agités, je me suis réveillée fatiguée et de mauvaise humeur. Comme d’habitude, si j’ose dire. Lui ?... Il était déjà parti à une compétition de golf dans le Var. Encore une journée toute seule… De toute façon, c’est toujours la même rengaine depuis plus de vingt ans… Entre son travail et ses tournois de tennis, de volley… et maintenant le golf, je me retrouve la plupart du temps seule dans ma grande maison… Nathalie Baye avait épousé une ombre, moi c’est un fantôme, une chimère… En plus, hier, c’était jour de fête… nationale qui plus est… Foutaise ! Qu’est-ce que j’en ai à faire des défilés militaires ? Comme disait Brassens : « La musique qui marche au pas, cela ne me regarde pas… ». Et tous les drapeaux, les lampions, les bals, la foule… Beurk ! J’avais envie de rester dans « mon lit douillet »… Mais je me suis forcée et me suis levée. C’est sous la douche que l’idée m’est apparue comme un éclair, subitement mais très clairement… Oui, si clairement… C’était comme une évidence à laquelle je ne pouvais plus échapper. Il fallait que je PARTE, que je me « casse » de cette p…. de vie. À 50 ans, il reste sans doute moins de la moitié de ma vie à vivre… Alors, il fallait que je bouge, que je me sorte de cette léthargie confortable dans laquelle je m’encroûtais. Il était encore temps d’agir… Sans y réfléchir plus longtemps, j’ai pris la décision de fuir. C’est drôle, moi qui peux tergiverser trois quarts d’heure pour ne pas acheter une paire de chaussures, j’ai décidé en quelques fractions de secondes de changer de vie. J’ai attrapé les premières fringues que j’ai trouvées dans le placard et les ai entassées pêle-mêle dans un sac. C’est bizarre ! Je suis si maniaque et ordonnée habituellement et là, j’ai tout fourré n’importe comment… J’ai pris un peu d’argent qui traînait dans la « cachette ». J’ai fermé tous les volets. Sur la table de la salle à manger, j’ai laissé mon téléphone portable. J’ai failli déposer un mot que j’avais griffonné sur un post-it vantant les mérites d’une marque de chocolat où j’avais juste écrit :
« Je pars m’aérer plusieurs jours pour faire le point de ma vie. Ne t’inquiète pas. Ne cherche pas à me retrouver. Je t’appellerai d’ici quelque temps. M. »
Mais finalement, j’ai déchiré le message. Même pas envie de lui laisser quoi que ce soit. J’ai pris ma voiture sans savoir dans quelle direction j’allais m’orienter. Au bout de la rue, j’ai tourné à droite et je me suis laissée porter et guider par la route, sans aucun à priori… Je ne savais pas du tout où j’allais. La seule évidence qui m’obnubilait comme une urgence était qu’il fallait absolument que je parte vers les rives d’une nouvelle vie…

J’ai dû rouler des heures entières. Je ne sais pas bien. Je n’ai pas fait attention. J’étais comme dans un état second, bercée par ces musiques insipides que la radio diffusait en fond sonore. J’ai seulement remarqué que j’avais traversé la frontière italienne. De magnifiques paysages défilaient sous mes yeux hagards qui ne voyaient rien. Je n’ai même pas apprécié le bleu clair et limpide de la Méditerranée qui aurait dû me rappeler à la vie… Mais cela contrastait trop avec le noir épais de mes innombrables interrogations dans lesquelles j’ai pataugé durant tout le trajet. J’ai roulé comme une automate, plongée dans mes pensées contradictoires. Avais-je bien fait de partir, ainsi comme une « voleuse » ?… N’y avait-il une autre solution ? Peut-être ? Mais combien de fois déjà, ai-je tenté de lui parler, de lui faire comprendre ma détresse et mon désarroi ? Je ne sais plus. De toute manière, c’est toujours sans écho… J’étais épuisée de macérer dans cette panade. Tout s’emmêlait. L’idée de faire demi-tour m’a traversée à plusieurs reprises. Mais comme un signe du destin, dans un de ces moments de doute intense, la voix de Michel Jonasz m’a transpercée :
« Qu'est-c'que t'as bien fait, D'changer tout, changer tout, Pour une vie qui vaille le coup. Changez tout, changez tout, changez tout. Changez tout… »
Alors, j’ai repris confiance en moi, j’ai résisté… Puisque j’avais enfin trouvé la force de casser le carcan de cette vie en apparence si lisse, il fallait que je continue…

En fin d’après-midi, je me disais qu’il était probablement rentré à la maison. Peut-être commençait-il à s’inquiéter ? Oh, il allait sûrement téléphoner à toutes mes amies pour leur demander d’un ton faussement détaché si elles ne m’avaient pas vue…. Eh bien, non, il n’aura pas de réponse… Bien fait pour lui, il n’avait qu’à faire un peu plus attention à moi. Au moins, maintenant il verra… Maigre satisfaction… C’est la fatigue et l’obscurité de la nuit qui m’ont poussée à m’arrêter dans un petit hôtel en bordure de route. Je me suis débrouillée comme j’ai pu avec mon italien balbutiant. Je n’ai même pas mangé et me suis endormie comme une masse tellement j’étais assommée…

Ce matin, je me sens reposée mais toujours un peu choquée. Cela dit, je suis toujours fermement décidée à continuer dans cette voie. Je vais reprendre la route et je verrai bien où cela me mènera… A cet instant, les paroles de Jonasz tambourinent dans la tête, obsessionnellement « Changer tout… Pour une vie qui vaille le coup…. ».


Florence, lundi 18 Juillet 2005, 13h30 :
Assise au soleil de la terrasse d’un café, je reprends ma plume pour expurger mes sentiments et sensations. Voilà quatre jours que j’ai disparu de ma vie. Après le premier choc, je me sens un peu mieux. J’ai roulé jusqu’à Florence où je loge à présent dans un petit hôtel près de l’Arno. Je visite, je flâne,… Je fais la parfaite touriste dans cette ville envoûtante où les monuments ont souvent des allures de gros gâteaux ciselés… J’essaie de profiter à fond de cette chance…

Depuis quatre jours, je m’efforce de vider ma tête de tout ce fatras qui engonçait et enchaînait ma vie d’avant. Je n’ai pas appelé la maison, ni ma famille, ni aucune de mes amies…. Peut-être sont-ils inquiets ? Mais, je n’ai pas envie… Plutôt, je n’ai PLUS envie de rendre de comptes à qui que ce soit. Je veux enfin vivre pour moi, libre de toute entrave familiale ou sociale… Qu’est-ce que c’est bon comme sensation de ne pas avoir à justifier le moindre de mes gestes… Car même absent, il aimait garder le contrôle sur toute ma vie. Combien de fois ai-je entendu :
« Qu’est ce que tu as fait ? Où étais-tu ? C’est à cette heure que tu rentres ? Et pourquoi t’as pas fait les courses ? Et combien de temps tu restes au téléphone ? Et avec qui tu parlais ????, etc… »
Bouh !!! Que de questions « gavantes » ! Ouf, maintenant je vis à mon rythme sans avoir à lui rendre de comptes à tout bout de champ et à culpabiliser pour des broutilles…

Je ne veux même pas savoir ce qu’il pense ni ce qu’il fait. Ce n’est plus mon problème. Je me suis libérée de lui et de ces chaînes invisibles qu’il me fait porter… Enfin je respire… Quel bonheur ! C’est la troisième glace que je déguste aujourd’hui ! Et je n’ai personne sur mon dos pour me dire que ce n’est pas bon pour moi… Je peux même en manger dix, si je veux…. J’ai retrouvé un peu de ma joie de vivre. Je suis comme une enfant à qui tout est enfin permis… Je ne sais pas si cet état euphorique va durer longtemps. Peut-être faut-il que je songe à l’avenir. Si je devais rester en Italie, il faudrait que je trouve de quoi me nourrir, me loger, un travail pour vivre… Mais je sais à peine dire quelques mots dans cette belle langue… Bon, pas envie de penser à tout cela maintenant. Seulement envie de profiter de l’instant présent, du soleil… La suite des évènements viendra bien assez tôt…


Florence, jeudi 21 Juillet 2005, 18h30 :
Dans ma chambre d’hôtel, affalée sur le lit, j’ai mal aux pieds, épuisée de toutes ces visites. Cela fait tout juste une semaine maintenant que je suis partie. Je commence à me sentir un peu seule… Et dire que je rêvais de visiter la Toscane… Mais la réalité n’a pas la saveur que j’espérais… Des circonstances trop différentes de celles que j’aurais souhaitées… C’est vraiment étrange la vie. On ne sait pas pourquoi ni comment, au moment où ne s’y attend pas, tout se bouscule et bascule… Oui, j’ai tout fait « foutu en l’air » brutalement et sept jours plus tard, je me rends compte que je n’ai rien résolu. J’ai toujours les mêmes questions qui me taraudent. Je peux m’enfuir au bout de la Terre, ici, ailleurs, plus ou moins loin, les problèmes restent toujours collés à ma peau. Et je me demande toujours à quoi rime ma vie. Bien sûr, je ne regrette rien, mais que dois-je faire maintenant ? Je ne peux pas rester éternellement comme une touriste à Florence. Et je n’ai bientôt plus assez d’argent liquide pour continuer ainsi. Vivre à l’hôtel, ce n’est pas l’idéal… Peut-être est-ce un leurre cette fuite ? Je me rends compte que le confort de ma maison me manque… Je dois avouer que lui aussi me manque… Je constate amèrement que j’ai beaucoup de mal à vivre seule. J’ai peut-être préjugé de mes forces et de mon énergie… Il faut être lucide et se rendre à l’évidence. Je ne suis pas assez solide… Pourtant, je rêvais de liberté… Peut-être vais-je lui téléphoner. Juste pour lui donner de mes nouvelles… Je ne suis plus bien sûre de moi. Mon Dieu, que vais-je faire de ma peau ?


Le même jour, 23h30 :
Voilà, j’ai craqué… Je viens de l’appeler… Nous avons passé plus d’une heure à pleurer tous les deux au téléphone. Il était fou d’inquiétude et a même alerté les services de police qui sont à ma recherche depuis une semaine. Mon Dieu, j’étais loin d’imaginer qu’il tenait tant à moi !… Il a promis de changer… Il a même dit qu’il m’aimait… Il ne me l’avait plus dit depuis presque vingt ans… Cela m’a touchée terriblement… Il m’a supplié de revenir… Je me laisse la nuit pour réfléchir… Mais je crois que je vais reprendre la route demain pour rentrer à la maison. Je ne suis peut-être pas faite pour vivre autrement…


Pise, vendredi 22 Juillet 2005, 12h30 :
Sur la route du retour, je me suis arrêtée au pied de la tour penchée. Je déguste un café à la « Tazza d’oro », je profite de ces instants pour écrire encore quelques mots. J’ai repris la route en direction de ma vie d’avant. Je ne sais pas si je fais bien, mais je ne peux continuer… Je crois que je va…


Nice, jeudi 29 septembre 2005, 10h40 :
Je n’ai pas repris la plume depuis plus de deux mois. Je suis effectivement rentrée à la maison le vendredi. Il m’a accueillie avec des larmes plein les yeux. Depuis, il est très attentionné, parfois même trop. Il est aux petits soins avec moi. Mon escapade lui a sans doute permis de réaliser qu’il tenait à moi. Il évite les compétitions le week-end et m’appelle plusieurs fois par jour de son bureau pour savoir si je vais bien. Pour ma part, ça va un peu mieux. Je ne sais pas exactement ce que je ressens pour lui. Je sais simplement qu’il y a un lien puissant entre nous. Il m’étouffe moins et ne contrôle plus tous mes faits et gestes. Ce soir, il m’amène au restaurant pour ma fête…

C’est drôle, je viens de relire les mots qui m’ont accompagnée pendant ce séjour impromptu en Toscane. Je me souviens de tout avec une certaine nostalgie, « saodad » comme disent les brésiliens. C’est amusant, à Pise alors que j’étais en train d’écrire, je n’ai pas eu le temps de terminer. Un homme assez jeune s’est assis à la table côté de la mienne. Il s’est adressé à moi en français. Il avait dû remarquer mon affreux accent pour commander un café « con un pò d’aqua calda ». Nous avons longuement parlé de nos vies. Je ne sais pas pourquoi je lui ai confié que je venais de faire une escapade. Lui aussi, avait envie de quitter sa vie trop rangée. Sur un ton amusé, comme un défi lancé au destin, il m’a même proposé dans un sourire de partir avec lui en Anatolie… Je ne sais même pas où ça se trouve… Trop tard, j’avais pris la décision de rentrer dans mon nid. Curieusement, j’étais à la croisée des chemins de ma vie. Entre un chemin inconnu, mais peut-être lumineux et celui connu, sans surprise, mais plus sombre, j’ai choisi la raison, la sécurité…. Et parfois je me repense à cet homme dont je ne connais rien si ce n’est son prénom. Je me demande ce qu’aurait pu être ma vie si j’avais dit « chiche, Hervé, je vous suis en Anatolie ou ailleurs… »…

Mais ma vie est là. Sans contrainte et insipide. Je suis peut-être toujours désabusée et insatisfaite mais je m’ennuie moins qu’auparavant. Il y a même une nouveauté… Je me suis mise à apprendre l’italien pour occuper mes trop longues journées seule dans ma cage dorée… En plus, cela facilitera notre séjour… C’est vrai, j’ai oublié de dire que nous avons projeté de partir en Italie pour les vacances de fin d’année…

Mimi