Destination : 59 , Docteur, je suis fou!


Dans la nuit de l'hiver

Docteur je viens vous voir parce que je suis fou. Enfin ce sont eux,
au village, qui le disent, mais je vous assure que je les ai bien vus.

Je les ai vu se glisser hors de la forêt. Il devait être minuit.
La nuit était pâle et sans leur costume blanc constellé de paillettes
scintillant à la lumière glacée des étoiles, je ne les aurais point
aperçus.
Ils n'étaient pas effrayants, ils avaient l'air bonhomme,
paraissaient même de bons vivants revenant de festin avec leur ventre
bedonnant.
Leurs joues rebondies leur donnaient l'air jovial.
La nuit emplissait leurs orbites écarquillées.
Le rouge de leur nez témoignait d'un repas bien arrosé.
Ils avançaient en silence, se dandinant comme des culbutos. L'un
avait mon écharpe de laine sur la bouche, l'autre mon chapeau mou
incliné sur l'oreille, le troisième fumait ma pipe.
En passant devant la fenêtre, ils m'ont jeté un clin d'œil
d'anthracite brillant.
Chacun portait dans sa main, un petit fagot, quelques rameaux, pour
une flambée. Il faisait si froid cette nuit-là; les arbres étaient
gainés de gel. Depuis le matin les lourds flocons étaient tombés sans
discontinuer, la neige recouvrait tout, une neige verglacée par la
bourrasque du soir. Les enfants s'en sont donné à cœur joie; il a
fallu ce vent soudain pour les faire rentrer.

- Ce phénomène se répète-t-il souvent, monsieur?

- C'est la première fois, mais je le raconte à tout le monde. Tout le
village veut savoir. Hélas, ils ne me croient pas, ils disent que
j'ai la berlue, que j'ai bu ou que je fume trop. Même monsieur le
curé le dit.

- Un peu de fatigue passagère, surmenage de fin d'année. Je vous
prescris un anti-hallucinogène, quelques gouttes au coucher. Mais pas
d'alcool, même pas un verre de vin durant le traitement, uniquement
du tabac et beaucoup de repos. Allez vous racheter une pipe, un
chapeau et une écharpe et rentrez chez vous.

- Mais j'ai retrouvé ma pipe, mon chapeau et mon écharpe. Ils étaient
près de l'étang. Il y avait aussi des sarments, trois carottes et
quelques morceaux de charbon. Ils ont dû abandonner ces accessoires
encombrants, avant de chausser les patins et de s'enfuir sur l'étang
gelé. J'ai vu les traces sur la glace.

Mireille