Destination : 98 , Destination secrète.


Le vase brisé


Depuis la disparition de sa femme, on ne le voyait que très rarement. Il restait cloîtré chez lui dans l'ombre et le silence. Le piano à queue était devenu muet, lui qui aimait vibrer sous l'impulsion de quatre mains. C'était bon alors de parader au centre du grand salon, sous la lumière du lustre de cristal. Il se trouvait maintenant dans l'angle sombre, à demi caché derrière les tentures pourpres de la fenêtre toujours close. Sur son couvercle, définitivement condamné, était posé un vase en albâtre à anse col-de-cygne noire comme la laque du bois. Une partition au papier jauni s'impatientait sur le pupitre. Le dernier morceau qu'ils avaient joué ensemble : "La mort du cygne."


Aujourd'hui, Julien est venu chercher son père. Ils iraient marcher au bord du Rhône, traverseraient le parc de la Tête d'Or, prendraient une collation, dans un de ces petits salons de thé de la place des Terreaux. Julien se devait de redonner vie à son père. Allait-il accepter ou refuser comme les fois
précédentes ?

Douze mois étaient passés depuis la disparition de Jeanne. Il était temps de quitter le deuil, d'oser se montrer en public.


La promenade lui a coloré les joues, le gros millefeuille et le thé au jasmin semblent avoir dénouer des tensions. Il bavarde tranquillement. De temps à autre un sourire effleure ses lèvres.
Julien en profite pour proposer de renouveler cette sortie. Le père acquiesce et c'est au moment où il voulut payer qu'il s'aperçut de la disparition de son portefeuille.

- Oh ! Il aura dû glisser de ma poche quand je me suis penché au-dessus du bassin pour donner à manger aux cygnes noirs.

- Il y avait beaucoup d'argent dedans ? questionne Julien.

- Non, des souvenirs de ta mère, quelques photos dont celle que j'aimais beaucoup prise lors de son dernier concert.
"La mort du cygne" lui avait valu une ovation. Quand elle s'était levée pour saluer le public, on aurait dit un cygne dans sa robe de mousseline noire. Elle était légère et souple comme ce bel oiseau.


- Viens papa, rentrons. On ouvrira le piano, il a assez dormi, tu me joueras quelques notes de Saint-Saëns.


A partir de ce jour, le vieil homme se remit à jouer, un peu plus chaque jour. Les notes s'envolaient par la fenêtre entrouverte et habillaient le quartier d'une gaieté toute nouvelle.

Chaque jour, en début d'après midi, il allait nourrir les cygnes du parc.

Un beau jour, le vase disparut de dessus le piano. On le retrouva, brisé, au bord du bassin aux cygnes noirs.
Le jardinier qui épiait cet homme bizarre depuis plusieurs jours, rapporta la scène en même temps que les débris d'albâtre ainsi que l'anse col-de-cygne miraculeusement restée intacte.

Tout le monde se demandait ce qui avait pu le pousser à agir de la sorte. Seul son fils le savait.

Mireille