Destination : 160 , Monfils ma bataille


La nuit des coquelicots

Chez moi, en Gascogne, il existe une croyance selon laquelle au mois de juin, en une seule nuit, tous les coquelicots sortent de terre. Ils étendent leurs tiges vers le ciel et attendent l’aube pour épanouir leurs pétales aux rayons du soleil.

La multitude écarlate, mêlée au blond des blés, annonce alors à tous l’arrivée de l’été…



Peu importe que cette histoire soit réelle ou imaginaire ; ce que peu de gens connaissent, c’est la légende merveilleuse et tragique qui lui a donné naissance.

Je connais ce récit, par ma grand-mère qui me l’a confié un soir il y a maintenant de nombreuses années. Elle l’avait elle-même entendue de la bouche de sa grand-mère, qui la tenait elle aussi de son aïeule, et ainsi de suite jusqu’à des temps très reculés.

C’est une histoire de femmes, racontée par des femmes à d’autres femmes.

N’ayant pas de descendance et me sentant près de la fin, je vais essayer de vous la transcrire pour - à mon tour - en assurer la transmission….



Cela s’est passé ici dans les tous premiers siècles de notre ère. En ces temps reculés, une nouvelle religion venait d’apparaître, dont les représentants chassaient les tenants de l’ancienne. Papavéra était de ceux-là, ayant passé les vingt premières années de sa vie auprès d’un druide qui lui avait appris toutes ses connaissances. Puis il avait été tué, et elle s’était réfugiée au cœur d’une vaste forêt. Les habitants avaient accepté sa venue en échange de ses conseils et de sa pharmacopée.



Cela faisait quinze ans, quand un évènement vint bouleverser la vie de Papavéra. La journée avait été d’une chaleur écrasante et l’orage avait fini par éclater en fin d’après-midi, amenant une pluie bienfaisante. Au cœur de la nuit, profitant de la clarté de la lune, elle sortit cueillir les premiers champignons, tant pour sa subsistance que pour renouveler ses préparations.

Des hurlements l’interrompirent. Se faufilant à travers les fourrés, elle arriva en vue d’une clairière et ce qu’elle vit la terrifia. Une charrette était la proie des flammes pendant qu’un homme ricanant tenait deux chevaux d’une main ferme. Un homme gisait, égorgé. Durant de longues minutes, deux autres violentèrent une femme avant de l’éventrer. Papavéra n’osait plus bouger. Au bout d’un temps interminable, ils partirent.



Elle attendit un peu avant de s’approcher. L’inconnue respirait encore. Elle s’agenouilla à ses côtés et la femme ouvrit les yeux ; la terreur fit place à l’angoisse. Elle murmurait désespérément des mots incompréhensibles. Enfin, dans un effort surhumain, elle désigna un buisson. Il y avait là une malle énorme, et en s’approchant, Papavéra entendit des pleurs assourdis par les parois épaisses. Son cœur bondit, elle avait compris : les voyageurs avaient caché un enfant avant l’arrivée des assaillants. Soulevant le couvercle, elle se trouva face à deux fillettes qui n’avaient pas plus de cinq ans. Terrorisée à l’idée que ses bourreaux ne reviennent, l’inconnue implora du regard Papavéra qui compris qu’elle lui demandait de prendre soin des petites ; elle accepta spontanément. La femme les suivit du regard, puis ses yeux se fermèrent. Papavéra ramena les petites chez elle où elles finirent par s’endormir, épuisées de fatigue et de chagrin.

Le lendemain, elle revint dans la clairière où, aidée par les villageois, elle offrit une sépulture décente aux deux inconnus.



Les premières semaines furent compliquées mais, peu à peu, les choses s’apaisèrent et les fillettes s’habituèrent à leur nouvelle vie auprès de cette femme douce et aimante. Elles purent donner leurs noms, que Papavéra traduisit par Alba et Rubi. Elles parlèrent quelques temps de leur ancienne vie, de leurs parents, puis le temps fit son œuvre et elles oublièrent le passé.

Les fillettes étaient inséparables et s’attachèrent vite à leur nouvelle mère, la suivant dans tous ses déplacements. Au fil des ans, celle-ci leur apprit tout ce qu’elle savait.



Les deux sœurs devinrent deux jeunes filles aussi belles que différentes.

Alba, l’ainée, longue et fine, avait des traits délicats, de longs cheveux blonds et des yeux gris. Elle était de nature calme et rêveuse, et offrait par sa seule présence un sentiment d’apaisement et de douce quiétude à ceux qu’elle approchait. Ne supportant pas l’idée de la souffrance, elle s’était perfectionnée dans l’art de guérir et soulager le mal.

Rubi, la cadette, était son opposé. Ses cheveux flamboyants tombaient en boucles rebelles sur ses épaules. Son visage, parsemé de taches de rousseur était illuminé par de grands yeux verts. Elle courait plus qu’elle ne marchait et son tempérament était vif, gai et enjoué. Elle était experte pour rechercher et trouver la nourriture.



En ce début d’automne, elles profitaient des derniers beaux jours pour accroître leurs réserves hivernales. Au détour d’un chemin, Alba aperçut une forme étendue à terre et découvrit un homme couvert de contusions dont le front brûlait de fièvre. Avec sa sœur et sa mère, elles ramenèrent l’inconnu à la cabane et se relayèrent plusieurs jours pour le veiller, soigner ses blessures et apaiser sa douleur.

Au bout d’une semaine, la fièvre tomba. Les contusions et marques s’estompèrent, laissant apparaître un jeune homme aux traits séduisants. Alba, qui prenait sa tâche très à cœur, n’était pas insensible à son charme. Mais l’inconnu n’avait toujours pas repris conscience.



Quand il s’éveilla enfin, il vit Alba. Instantanément, il devint fou de celle qui continuait à lui prodiguer les soins nécessaires à sa convalescence. Il expliqua qu’il était le fils d’un riche propriétaire, enlevé en échange d’une rançon. Mais quand elle fut payée, ses ravisseurs le frappèrent jusqu’à ce qu’il perde connaissance, le laissant pour mort.

Après quelques semaines, il put se lever et faire quelques pas au dehors. D’abord hésitant et faible, il reprit peu à peu des forces et fut complètement guéri dès les premiers jours du printemps. Il commença alors à montrer des signes d’impatience : il voulait rentrer chez lui, retrouver son domaine et sa famille, mais il ne pouvait plus se passer d’Alba ni de sa science. Celle-ci ne voulut pas le suivre, refusant de vivre sans sa sœur et sa mère. Il en conçut une grande colère mais ne dit rien.



Une nuit, il s’enfuit, volant un cheval. Il se cacha dans les bois et, un matin, il vit Alba s’avancer sans méfiance. Il s’élança, la saisit et parti au galop vers son pays.



Connaissant la nature rêveuse et solitaire de la jeune fille, Rubi et Papavéra ne s’inquiétèrent tout d’abord pas de son absence. Ce ne fut que le lendemain qu’elles comprirent qu’un malheur était arrivé. Quand elle retrouva le lieu de l’enlèvement et les traces du cheval qui emportait sa sœur, Rubi s’élança à leur poursuite. Sa connaissance du monde sauvage lui permit de suivre leur trajet. Dans sa course folle, elle ne prenait même pas le temps de soigner les blessures de ses pieds nus, laissant derrière elle une trainée de sang.



La poursuite dura plusieurs semaines et elle arriva un matin devant une haute tour isolée. Il s’agissait d’une construction de pierre de forme circulaire dont la seule porte était gardée par trois géants. Une ouverture percée à mi-hauteur, donnait un peu de jour.



Toute la journée, Rubi entendit les pleurs et les gémissements de sa sœur, ce qui la rendait folle de rage et d’impuissance. A la tombée de la nuit, le ravisseur vint apporter de la nourriture à Alba. Les cris qui lui parvinrent ne laissèrent aucun doute à Rubi sur le traitement qui était réservé à sa sœur, et redoublèrent sa colère.

Puis vint la nuit. Profitant de l’obscurité, elle s’élança vers la tour qu’elle entreprit de graver à mains nues. Après une dizaine de minutes d’ascension, elle parvint à la lucarne et réussit à s’y glisser. Sans hésitation, elle se laissa tomber. La chute lui brisa les os, et la douleur fut telle qu’elle ne put réprimer un hurlement. Les gardiens, n’imaginant pas que quelqu’un ait pu pénétrer dans la tour, crurent que c’était l’œuvre d’un démon et s’enfuirent prestement…



Alba serrait sa sœur qui gémissait de douleur. Elle pleurait tout en lui caressant le visage et, en tombant, les larmes effacèrent miraculeusement les souffrances de Rubi qui mourut paisiblement. Submergée de chagrin, Alba prit le couteau de sa cadette et se l’enfonça dans le cœur.

Leur bourreau, alerté par le cri de Rubi, arriva trop tard. Furieux de voir sa prisonnière lui échapper, il abandonna les corps des deux sœurs ...



Mais, le lendemain, un phénomène merveilleux se produisit : toutes les gouttes de sang que Rubi avaient perdues, depuis sa forêt jusqu’à la tour, avaient donné naissance à de magnifiques fleurs écarlates, comme on n’en avait encore jamais vues.

Ainsi, Papavéra put suivre le chemin parcouru par ses filles et arriva jusqu’à la tour abandonnée. Elle découvrit les deux sœurs enlacées et, autour des corps, là où les larmes d’Alba étaient tombées, poussaient des fleurs identiques aux précédentes, hormis leurs pétales d’un blanc éclatant.



Papavéra ramena ses deux filles chéries qu’elle ensevelit à côté de leurs parents et, en souvenir de ce drame, elle baptisa les fleurs apparues par magies :

Celles aux pétales écarlates, dont l’apparition indiquerait aux hommes l’arrivée des beaux jours et de l’abondance estivale, devint le pavot rouge, ou coquelicot.

Celles aux pétales immaculés, contenant une sève puissante capable de soulager les pires souffrances, tant physiques que morales mais au risque d’une dépendance mortelle, devint pavot blanc, appelé aussi pavot somnifère.



Papavéra vécut encore quelques années. Mais, si elle continuait d’aider les autres, elle refusait désormais de transmettre ses connaissances. A sa mort, elle fut placée auprès de ses filles, dans cette clairière où tout avait commencé, par une nuit de juillet…

Myriam