Destination : 2 , En route vers l'Afrique.


Une terre lointaine

Il fut un temps, plusieurs siècles en arrière, où mes ancêtres durent fuir les régions proches du grand océan, dans les ports desquelles les bateaux européens venaient échanger les hommes et les femmes de notre peuple contre des brimborions aux éclats trompeurs, avant d’aller déverser leur chargement sur les ports du Nouveau Monde.

Ces fugitifs se réfugièrent ici, en un pays blotti au cœur du continent africain, trop enfoncé dans les terres et suffisamment hostile pour décourager les marchands d’hommes, blancs ou noirs, de l’idée de les poursuivre. Contre toute attente, et malgré les multiples dangers, certains survécurent. Et eurent des enfants qui, à leur tour, en eurent d’autres.

Puis ce fut le temps de la colonisation, et le partage de mon espace entre les français et les belges. Mais quelque soit le côté où nous nous trouvions, l’exploitation des hommes était la même.

Enfin, en 1958, l’indépendance et la création de notre république… dont le prix fut fixé par ceux-là même qui nous avaient exploité pendant des siècles : libre, oui mais à la condition de continuer de servir leurs intérêts, pas les nôtres.

C’est ici que je suis né, en ce pays que l’on nomme désormais : Centrafrique.



Mon histoire est tout aussi improbable que celle de mon pays …

Ma mère est française. Elle est née et a grandi en banlieue parisienne avant de devenir institutrice. Le soir, elle travaillait bénévolement dans une association d’aide aux étudiants étrangers, pour les aider à faire leurs démarches administratives en France. C’est là qu’elle a rencontré mon père. Il était le fils d’un banquier centrafricain, venu en France pour suivre des études de droit.

Sa peau d’un noir profond l’a impressionnée, mais son regard, à la fois velouté et conquérant, ne lui a pas laissé le choix. Quand il a souri, elle est tombée dans ses bras. Elle avait 15 ans de plus que lui mais leur amour n’a jamais eu conscience de cette différence d’âge. Pas plus que du reste d’ailleurs.

Quand il eut terminé ses études, il est reparti vivre dans son pays. Ma mère, alors enceinte de mon frère, l’a suivi, sans hésiter une seule seconde.

Et je suis arrivé deux ans après… au tout début des années 70. Malgré la situation politique complexe et agitée du pays, j’ai vécu une enfance heureuse au sein de ma famille. Aujourd’hui, je suis bien conscient que la situation de mon père, qui avait repris les rênes de la banque familiale, nous a longtemps protégés.

Ce n’est qu’en discutant avec mon frère ainé, que nous avons compris les propos de nos parents et des domestiques, tenus la plupart du temps à mots couverts et qui nous ont fait prendre conscience, quelques 10 à 15 ans plus tard, de l’insécurité qui régnait autour de nous.



En 1981, un énième mais tout aussi brutal changement de gouvernement s’est produit. J’avais à peine une dizaine d’années mais je n’oublierai jamais le jour où nous avons entendu à la radio que des hommes armés avaient attaqué la banque de notre ville, celle où travaillait notre père. Maman s’est effondrée sur le sol, et les domestiques l’ont ramenée à elle pendant que je restais là, pétrifié, persuadé que mes deux parents étaient morts…

Papa est rentré quelques heures plus tard. Il était tuméfié, avait le bras cassé et une vilaine entaille sur la joue gauche, mais il était sain et sauf. Je me souviens que je l’ai même trouvé beau, il avait l’air d’un pirate…

Mes parents se sont enfermés dans le bureau et ont discuté longtemps… mon frère et moi étions occupés, enchainant les parties d’awalé avec un vieux domestique qui ne nous a jamais concédé une seule victoire.

Quand ils sont sortis, nous avons pris notre repas normalement, comme tous les soirs. Mais nous sentions bien que quelque-chose pesait dans l’atmosphère et la soirée tardive à laquelle nous avons eu droit, avec l’autorisation exceptionnelle de rester avec eux une partie de la nuit a conforté nos soupçons. Nous nous sommes finalement endormis sur leur lit, épuisés par cette longue journée.



Le lendemain, quand nous nous sommes levés, papa était déjà parti. Maman avait les yeux rouges et gonflés et ne pouvait empêcher les sanglots d’étreindre sa voix chaque fois qu’elle posait les yeux sur nous. Elle nous a expliqué que nous allions partir, prendre l’avion et venir passer quelque temps en France chez nos grands-parents. Que nous partions le jour même, que papa nous rejoindrai plus tard. Nous avons fait nos valises et, en fin de matinée, nous sommes partis à l’aéroport.

Entre l’excitation du voyage et la tristesse du départ, mon cœur d’enfant était déchiré par des sentiments contraires. Je ne comprenais pas pourquoi papa n’était pas là pour nous embrasser, et je n’osais pas poser la question à maman que je sentais tout aussi désemparée que nous.

Après quelques minutes d’attente, on nous a fait signe et nous nous sommes avancés dans le tunnel d’embarquement. Je n’arrêtais pas de me retourner et soudain, alors que je n’y croyais plus, j’ai vu sa grande silhouette avancée tout contre la vitre et qui nous fixait. J’ai tiré la main de ma mère et nous nous sommes arrêtés un instant pour le regarder. Il nous a fait un signe de la main, avant de disparaitre dans la foule.



Nous sommes arrivés en France quelques heures plus tard. Nous sommes restés quelque temps chez mes grands-parents, puis ma mère a repris son travail et nous avons atterri dans la banlieue Lyonnaise, à Villeurbanne. C’est là que mon frère et moi avons commencé à faire du basket et souvent, notre hargne et notre colère ont trouvé dans ce sport un lieu d’expression salutaire.



Nous n’avons jamais revu mon père, qui est mort quelques mois après notre départ, tué dans des circonstances troubles. Ma mère ne s’est jamais remariée et est aujourd’hui à la retraite. Je suis resté sur Lyon, d’où je peux veiller sur elle, et mon frère a trouvé du travail du côté de Nice. Nous nous retrouvons très souvent et nos après-midi finissent invariablement par une partie d’awalé, jeu pour lequel nous pouvons oublier totalement le monde qui nous entoure.



Pas un jour ne passe sans que nous pensions à ce voyage et à notre enfance restée là-bas. Mais aujourd’hui, nous nous sommes retrouvés tous les deux à l’aéroport pour accomplir de nouveau le chemin, cette fois en sens inverse… Nous partons sur les chemins de nos premières années insouciantes, de notre passé, de nos racines. Nous partons nous recueillir sur la tombe de celui qui a pris le risque de rester là-bas pour s’assurer de notre sécurité ici.



Nous voici dans l’avion, côte à côte, aussi émus et bouleversés qu’il y a 30 ans.



En route vers l’Afrique…

Myriam