Destination : 46 , DEUXIEME ANNIVERSAIRE Mémoires d'Ailleurs


Le Plat Pays

Les trois garçons, âgés d’une quinzaine d’années, se tenaient au fond de l’impasse des Remparts de Varsovie, un endroit isolé du reste de la rue et qui était devenu, depuis leur tendre enfance, leur lieu de rencontre. Ils l’avaient baptisé d’un nom improbable qui les avait bien fait rire lorsqu’ils l’avaient entendu dans une chanson à la radio : Knocke-le-Zoute, mais qui leur permettait de désigner le lieu de leur rendez-vous sans que personne ne comprenne ce dont il s’agissait. Au fil des années, ils y avaient entassé caisses de bois et plaques de tôle, constituant une cabane brinquebalante qui leur servait de repaire secret, dans lequel ils préparaient leurs plus formidables exploits et se réfugiaient ensuite, quand les orages paternels se faisaient trop menaçants.

Mais aujourd’hui, l’affaire était sérieuse : René était amoureux. Oui, amoureux, et pas de n’importe qui, de la fille du notaire. Trop timide pour lui avouer ses sentiments, il avait envoyé à sa place ses deux meilleurs amis, Jean et François. Quand les deux garçons revinrent, après avoir accompli cette mission de la plus haute importance, René les pressa de questions :



- Alors… vous l’avez-vue ?

- Heu oui, répondirent les deux adolescents en se dandinant d’une jambe sur l’autre. Oui, oui on l’a vue, même qu’elle revenait de Bruxelles en impériale. Parait qu’elle a vu mon grand-père en tenue militaire et qu’il avait l’air d’avoir la tête dans les étoil…

- Mais j’en ai rien à faire de ton grand-père !!! Elle, elle était comment ? Oh, dis rien, je sais qu’elle est belle, Frida, belle comme un soleil… Et au fait, vous lui avez donné mes bonbons, hein, vous les avez pas tous baffré en chemin ?

- Non, bien sûr que non. On lui a donné ton sachet…

- Ah ! Elle était contente ?

- Ben, je sais pas trop… elle a dit que les bonbons, c’est peut-être bon mais que les fleurs c’est quand même plus présentable. Surtout quand elles sont en boutons !

- Mais c’est parfait ça ! Alors vous lui avez dit que ce soir, je l’attends à Madeleine avec des lilas ? On prendra le tram 33 pour aller manger des frites chez Eugène…

- Heu oui, mais elle a dit qu’elle préférait voir Vesoul ou Hambourg … ou, à la limite, Honfleur.



Les trois garçons se turent, évitant de se regarder. Cherchant du regard un soutien dans les yeux de son camarade, François poursuivit :

- Mais attends, René. On en a une bien bonne à te raconter… pour revenir, on est passé par le port d’Amsterdam et là, comme d’habitude, y’avait des marins qui buvaient, qui chantaient et qui rebuvaient encore. On en a vu deux, ils étaient complètement cuits. Le plus gros il pleurait comme un gosse sur l’épaule de l’autre, le grand, qui essayait de le consoler : « Non Jef t’es pas tout seul, arrête de pleurer, arrête de sangloter, comme ça devant tout le monde, parce qu’une demi-vieille, parce qu’une fausse blonde t’a laissé tomber… ». Mais celui qui chialait il s’est fâché « Tais-toi donc, Grand Jacques, que connais-tu de l’amour ? Des yeux bleus, des cheveux fous, tu n’en connais rien du tout… Tu passes ton dimanche à regarder les flamandes qui dansent, sans rien dire, en comptant les valses à trois temps, à quatre temps, à cent temps et pourquoi pas à mille temps !!! » « Peut-être que j’y connais pas grand-chose mais j’me dis que t’es pas meilleur que moi ! Dis, qu’est-ce que tu ferais si demain quelqu’un venait en te disant que Mathilde est revenue ? » « J’ferai comme aujourd’hui, je lui dirai « ne me quitte pas », je lui chanterai la chanson des vieux amants, je lui expliquerai comment ce serait bon de devenir vieux ensemble, en écoutant ronronner la pendule au salon qui dit oui, qui dit non … » « Tu sais ce qu’il te faudrait alors ? C’est que tu deviennes comme Jacky, même pour une heure, une heure seulement : beau, beau et con à la fois ! »…



Mais René s’énerva brutalement.

- C’est moi que tu saoules avec tes marins. Dites, tous les deux, elle vient ce soir, oui ou non ?



Les deux garçons baissèrent la tête, sans dire un mot. Ce fut Jean qui brisa le silence :

- Tu sais bien René, que chez ces gens-là… Allez viens. Il me reste trois sous, on va aller s’les boire chez la mère de François. On regardera les notaires sortir des « Trois faisans » et on chantera que les bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient…





Myriam