Destination : 3 , Chambre avec vue...


Chambre avec vue sur...

Voilà presque trois mois que la détenue 7826 arpente les neuf mètres carrés de la cellule 11 au rez-de-chaussée de la Maison d’Arrêt de Triffouillis les tristesses.


Neuf mètres carrés, trois planches avec des matelas de mauvaise qualité font office de lits pour elle et ses deux co-détenues.


La détenue 7826 a décidé de se faire une raison, et d’apprendre à attendre.


Pourtant, le ciel lui manque terriblement : le ciel et l’air pur. C’est fou ce que cela sent mauvais ici.



Elle s’adapte à tout, et surtout à tous, mais ne pas voir le ciel, ne pas respirer l’air pur, c’est intenable pour elle.



Quand elle est arrivée, le lit en bas, à droite, lui a été assigné. Elle aurait préféré le lit en haut, juste au dessus d’elle.



Elle ferme les yeux et rêve de ce lit : ce lit est près de la fenêtre.
Enfin, près du trou fermé de cinq barreaux et d’une sorte de mica sale et glauque.


De là haut, elle pourrait voir le ciel, sentir l’air frais sur son visage, remplir ses narines d’un air sans saleté, sans tabac, et sans miasmes.


Mais elle n’a pas le droit de monter sur ce lit qui n’est pas le sien : ce serait mal vu, elle serait punie, peut-être même serait convoquée chez le directeur qui la ferait passer au tribunal intérieur de la prison.


Une femme – non - une détenue – n’a pas le droit d’aller sur le lit d’une co-détenue.



Cela ne se fait pas, c’est une faute, et ici toute faute mérite une sanction.


Alors la détenue 7826 imagine la vue qu’elle aurait par cette fenêtre.


Elle voit les enfants qui jouent avec un ballon, les mamans qui poussent le landau du petit dernier et qui font la causette pour raconter les dernières vadrouilles de leurs maris infidèles.


Elle regarde avec émotion ce petit jeune, fièrement assis sur sa moto et qui drague la jeune fille toute simple qui voudrait bien une petite place sur cet engin rutilant.


Elle contemple le facteur sur son vélo qui apporte les lettres qu’elle ne lira jamais.


Elle voit tout cela, la détenue 7826, par la fenêtre inaccessible, et le temps passe ainsi un peu plus vite. Parfois même, elle se surprend à respirer profondément, toutes narines ouvertes, et elle a presque la certitude que l’air qui inonde son corps est frais, et pur.


Ah, comme cette fenêtre est bonne, comme elle fait rêver d’ailleurs, de dehors, de nulle part.


Un beau matin, alors qu’elle était plongée dans ses vues imaginaires, la porte de la cellule s’ouvre : une surveillante aboie :


« Détenue 7826, préparez vos affaires… Vous changez de place, prenez le lit du haut »


La détenue 7826 n’avait même pas remarqué que la co-détenue du lit au dessus était partie, et que la place était vide.



En un instant, le bonheur fait partie de la vie de la détenue 7826 : elle va avoir accès à la fenêtre !


Arrivée sur son lit, son nouveau lit qui domine le monde, la détenue 7826 attend quelques minutes pour savourer encore un peu l’émotion positive qui habite son corps, son âme et son esprit : voir, voir loin, voir ailleurs et respirer enfin.


Alors, la détenue 7826 se met à genoux, se dresse pour voir, pour voir dehors, pour voir la vie…


Et elle voit… le grand cimetière de la ville de Trifouillis les tristesses, avec ses rangées de tombes, grises, blanches ou roses.



Alors la détenue 7826 se met à pleurer pour la première fois.

Suzy