Destination : 180 , Objets en chemin


Vider les lieux

Avant même d'aborder la descente, son odeur vous envahit le nez et la gorge. Vous serrez plus fort la lampe de poche dans votre main. Quelque chose d'acre et de douceâtre toute à la fois, sueur du plâtre moisi, du vieux bois pourrissant, de la poussière épaisse, compacte, tombant en stalactite des écailles du plafond.

Vous savez que dans quelques instants la minuterie vous condamnera à l'obscurité. Ici et là l'oeil d'un soupirail vous jettera un rachitique rayon de lumière. Vous frissonnez.

Vous êtes à la cave et vous savez qu'il va falloir, redécouvrir, trier, jeter, garder pour emporter les objets entassés, oubliés durant des années.



Vous avez tourné la vieille et épaisse clef dans la serrure rongée. Vous avez bricolé un éclairage de fortune pour mieux travailler. Vous vous grattez les jambes. Vos mains sont déjà sales.



Des bruits vous parviennent étouffés, là-haut, la vie suit imperturbablement son chemin. Pour vous le temps s'est arrêté. Vous découvrez, à présent apaisée, le misérable décor.

Empilements de vieux livres à la couverture écornée, aux pages tâchées. Tiens "Les Années de chien" de Günter Grass, un roman que vous aviez aimé et que vous avez exilé à la cave. Bon à jeter avec ses pages grignotées, effrangées, aux caractères lessivés. Même constatation navrante pour d'autres ouvrages. Il fallait les donner, partager votre enthousiasme.



Ce besoin maladif d'accumuler : Sèche-cheveux, cafetière, après-skis, raquette de tennis, valises remplies de vêtements démodés, pour un "on ne sait jamais" ou un "ça peut toujours servir". Les vastes sacs poubelles se remplissent. Vous connaissez l'histoire de chacun de ces témoins silencieux. Vous pourriez raconter : "A cette époque, j'aimais, ou je voulais, ou je croyais ... "



Vous vous déshabillez peu à peu de votre passé. Vers quelle nudité allez-vous ?



Mais là, tout à coup, vous vous arrêtez. L'émotion vous embrume le regard. De petits jouets, pêle-mêle, les jouets de votre enfant qui est devenue une belle femme. Vous refermez la caisse, le coeur un peu lourd, brusquement fatiguée, vous ne les jetterez pas bien entendu. Un jour vous les donnerez à votre petit-enfant.



Fin

Evelyne W