Destination : 188 , Didascailleurs


70 ans en Avignon

PROLOGUE :

Une scène de théâtre. Derrière les rideaux fermés, on entend un grand bruit, une réplique fuse. Silence, à peine quelques secondes. Applaudissements nourris, bravos, cris et sifflements bruyants. Silence… une, deux, trois, cinq, dix, vingt, trente secondes. Des bruits de pas sautillant sur les planches déclenchent de nouveaux applaudissements. De nouveau le silence.

Puis un brouhaha se fait entendre, des bruits de vestes qu’on enfile, de téléphones portables qu’on rallume ; des gens qu’on devine nombreux discutent ensemble et se mettent en mouvement. De temps en temps on perçoit une phrase, un commentaire sur le spectacle qui vient de se terminer.

Peu à peu, le brouhaha s’estompe, les bruits de pas s’éloignent et le silence revient, pendant une ou deux minutes. De nouveaux pas, puis des bruits métalliques de scène et de gradins qu’on démonte, quelques mots isolés, des jurons quand ça ne va pas ou qu’on se fait mal. Puis de nouveau le silence. On entend alors sonner les cloches d’une église, un coup puis un autre.

Il est deux heures du matin, le rideau s’ouvre.





SCENE 1 :

Le décor montre une place bordée de platanes, déserte et sombre, éclairée seulement de quelques pâles lampadaires. Au premier plan, sur le côté droit de la scène, se trouve une fontaine. Au fond, se détache la silhouette massive d’une immense bâtisse, cernée d’arcades monumentales. Nous nous trouvons en Avignon, au centre de la Cour d’Honneur du Palais des Papes.

Un homme arrive par la porte dite des Champeaux mais l’éclairage ne permet pas de distinguer son visage. Arrivé au centre de la scène, il s’arrête et regarde autour de lui, avisant un papier qui traine par terre. Il le ramasse et le regarde attentivement, l’air interloqué par ce qu’il y découvre. Il le plie soigneusement en quatre avant de le placer dans la poche droite de son pantalon. L’homme fait ensuite quelques pas vers le fond de la scène, puis revient vers le public, marque une hésitation et se dirige finalement vers la fontaine. Il s’assoit sur la pierre et sort quelque-chose de la poche intérieure de sa veste. Il s’agit d’une enveloppe épaisse de laquelle il extrait quelques photos. Il en prend une qu’il regarde longuement.



Au même moment, une image apparait par projection sur la façade du palais, montrant au public la photo que regarde l’inconnu : il s’agit d’un cliché en noir et blanc, sur lequel deux hommes se font face. Au bas de l’image est écrit : « Jean Leuvrais et Bernard Noël, La tragédie du Roi Lear de William Shakespeare, mise en scène de Jean Vilar, Une Semaine d’Art en Avignon, 1947 ». Un enregistrement résonne et l’on entend la voix de l’acteur, récitant quelques vers extraits de la pièce.



En même temps, deux silhouettes masculines entrent sur la scène et se dirigent vers l’homme assis qui, perdu dans ses pensées, ne les voit pas arriver. Ils s’approchent de lui et l’un pose la main sur son épaule. Il se lève en sursautant et se retourne vers eux… Ils se regardent pendant quelques secondes puis s’étreignent chaleureusement. L’homme seul se rassoit, tandis que les deux autres restent debout, face à lui. Il pose la photo qu’il tenait toujours à la main et en choisit une autre qu’ils regardent ensemble.



La scène se poursuit et les spectateurs voient successivement apparaître sur l’écran une vingtaine de clichés, montrant des acteurs en train de jouer une pièce et portant en légende les noms des comédiens, de la pièce, de son auteur, du metteur en scène ainsi que l’année de sa création et de sa présentation en Avignon.

Les photos alternent avec les enregistrements et les entrées en scène de nouvelles silhouettes, féminines ou masculines, venant grossir le groupe jusqu’à former une foule silencieuse et compacte, serrée autour du premier venu, toujours assis sur le rebord de la fontaine, son enveloppe à la main. Lorsqu’il arrive à la dernière image, il lève son visage vers ses compagnons et fait un signe d’interrogation avec les mains. Le rideau se ferme.



SCENE 2

Au loin, les cloches d’une église font entendre trois coups, il est trois heures.

Le rideau s’ouvre sur la même place, et l’on retrouve le groupe dans la même position. Seul un homme a bougé et est venu s’asseoir à côté du premier. A son tour, il sort une enveloppe de la poche intérieure de sa veste, et commence à en extraire différents documents qu’il montre au premier.

Tous les personnages présents sur la scène se tournent vers la façade du Palais, sur laquelle sont de nouveaux projetées les images.

Une première montre un article de presse, datant de mai 1971, indiquant le décès de Jean Vilar. Une photo de sa tombe, au cimetière marin de Sète, illustre le papier. L’image est accompagnée d’un enregistrement audio annonçant le maintien et la tenue du festival 1971 tandis qu’apparaissent sur l’écran l’affiche et sa programmation.

Puis les spectateurs voient se succéder les affiches des différentes éditions du festival, depuis 1971 jusqu’à 2016. Chaque affiche est accompagnée d’un extrait sonore d’une des pièces jouée la même année. De temps en temps, ce sont des articles de journaux qui apparaissent, pour signaler des évènements importants : 2003, l’annulation du festival en raison de la grève des intermittents du spectacle ; 2006, l’article de Jean Guerrin intitulé « Les marchands du temple », dénonçant les conditions d’exploitation des acteurs sur le festival…

Sur la scène, les membres du groupe gardent le visage tourné vers la façade sur laquelle défilent les images. De temps en temps, ils se penchent les uns vers les autres, font des gestes des mains et du visage pour marquer leur intérêt. Ils semblent parler entre eux et murmurer des commentaires sur ce qu’ils découvrent, mais les spectateurs ne perçoivent rien de leurs échanges.

Lorsque la dernière image apparait, ils se regardent sans dire un mot. Le rideau se baisse.



SCENE 3 :

Au loin, l’église sonne quatre coups. Il est quatre heures, le rideau s’ouvre une nouvelle fois.

Les protagonistes sont toujours à la même place, ils n’ont pas bougé. Les deux hommes assis se sourient et échangent une étreinte vigoureuse. Tandis que le premier arrivé reste assis sur le rebord de la fontaine, son compagnon se lève et quitte lentement la scène. Au même instant, une photo apparaît en projection, avec la légende suivante : « Georges Wilson, 1921-2010 ». Quand il est sorti, un autre homme s’avance vers celui qui est toujours assis et l’étreint chaleureusement, avant de partir lui aussi, accompagné d’un cliché noir et blanc mentionnant « Gérard Philippe, 1922-1959 ». Et ainsi de suite, un par un, hommes et femmes se succèdent pour quitter la scène, chacun leur tour, tandis que leurs compagnons tournent le visage pour suivre des yeux.

A la fin, l’homme du début se retrouve seul. Il promène son regard sur la scène vide, se lève en lissant les plis de son pantalon et fait quelques pas en direction de la Porte des Champeaux, celle par laquelle il est arrivé quelques heures plus tôt. Arrivé au milieu de la scène, il s’arrête brusquement et met la main dans la poche droite de son pantalon. Il en sort une feuille de papier qu’il déplie à la hâte, avant d’observer son contenu avec une grande attention. L’image apparait en projection sur la façade du palais, il s’agit d’une affiche sur laquelle les spectateurs peuvent lire « Avignon 2017, 70ème anniversaire du Festival ». L’homme se penche sur le papier, et l’image zoome sur la programmation, permettant de découvrir cette inscription : « Spectacle de Clôture dans la cour d’Honneur du Palais des Papes : 70 ans d’une Semaine d’Art en Avignon, hommage au Théâtre et à Jean Vilar ».

L’homme sourit et hoche la tête. Puis il replie la feuille qu’il range cette fois dans l’enveloppe contenant les clichés et qu’il replace dans la poche intérieure de sa veste. Il quitte la scène, tandis qu’une dernière photo apparaît sur l’écran « Jean Vilar, 1912-1971. » Le rideau se ferme.



EPILOGUE

Au loin, les cloches sonnent à cinq reprises. Il est cinq heures. Derrière le rideau fermé, on entend des bruits de moteur, d’abord lointain puis se rapprochant de plus en plus. Les machines s’arrêtent, des portières s’ouvrent et se ferment, des bruits de pas se font entendre. Des hommes discutent et râlent, on comprend qu’ils viennent nettoyer la place.

Un temps de silence, qui dure quelques minutes.

De nouvelles voix se font entendre, des voix féminines, masculines, des voix d’enfant. Peu à peu, la scène invisible au regard du spectateur semble s’animer d’une vie grouillante et joyeuse, celle d’une ville méditerranéenne alanguie par la chaleur estivale.

myriam