Destination : 201 , Nouveau départ


La Posture de l'Arbre

Nous avions mis des dizaines, des centaines d’années pour modeler notre visage. Secondes après secondes, minutes après minutes, jours après jours, années après années. Nous avions patiemment, lentement, infimement progressé pour en arriver là, dans un imperceptible mais inéluctable processus de changement, de transformation, d’évolution qui nous poussait. Toujours plus haut, les bras tendus vers le ciel ; toujours plus bas, enracinés dans la terre.

Le plus ancien d’entre nous dépassait les 6000 lunes. Il était là depuis bien longtemps avant moi et bien avant chacun de nous. Sa voix nous berçait depuis notre naissance, c’est lui qui nous encourageait à grandir, nous soutenait contre les vents, nous rassurait dans les tempêtes, nous souriait les jours de pluie. Mais je ne l’avais jamais vu, caché derrière les autres, plus grands, plus forts, plus massifs.

Chaque saison était pour nous l’occasion d’un émerveillement : le printemps sonnait notre retour à la vie et la découverte des nouveaux venus au monde ; nous nous épanouissions sous le soleil de l’été avant de laisser l’automne nous couronner d’or et de cuivre, puis, enfin, venait le long sommeil de l’hiver qui nous engourdissait tandis qu’au chaud de la terre, nous préparions en secret notre prochain réveil.



Nous étions ce jour-là aux plus chaudes des heures d’une chaude journée d’été. La terre devait exhaler son souffle de torpeur car nulle bête à ce moment-là ne s’agitait autour de moi. Pourtant, avant que ne retentisse le premier cri, avant que ne se lance le premier mouvement, avant même que la flamme n’ait touché le sol tapissé de feuilles sèches, nous avons tous entendu le craquement de l’étincelle, son gémissement sourd et lascif tandis qu’elle embrassait l’air avant d’embraser la poussière. D’où et comment était-elle venue ? Je n’en saurai jamais rien… mais l’instant d’après, ce fut la cavalcade. Nous avons vu défiler à nos pieds tous ceux qui pouvaient se mouvoir. Cela rampait, courrait, bondissait, volait avec une ferveur insoupçonnée, prédateurs et proies mus ensemble par le même réflexe de survie.



Nous ne pouvions pas bouger. Nous ne pouvions qu’écouter les craquements sinistres, respirer les odeurs de fumée. Mais, au-dessus du brasier, nous avons tous entendu, très distinctement, la voix du patriarche s’élever et nous accompagner dans cet enfer, comme il l’avait toujours fait : « n’ayez crainte, mes petits, ça va aller. Respirez… inspirez, expirez… inspirez, expirez… inspirez, expirez… inspirez, expirez… … ».

J’entendais encore sa voix lorsque les premières flammes léchèrent mon tronc. Elles ne mirent que quelques minutes à atteindre mes branches les plus basses et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, je n’étais plus qu’une torche immense, vibrante et pourtant sereine. Fragilisé par mon propre poids, je sentis que j’allais m’effondrer. J’eus le temps de voir l’incendie poursuivre sa sinistre course, après avoir abandonné mon squelette de charbon pour se jeter voracement sur mes frères. Je réunis mes dernières forces et tentais de résister avant de m’écraser violemment sur la terre ravagée et noircie. Cerné par les crépitements, je me laissais aller, aspirant à retrouver la sérénité dans ce sommeil éternel.



Je mis longtemps à mourir. A mon grand étonnement, l’incendie se lassa de la vie avant moi et s’éteignit le premier. Autour de moi, tout n’était que destruction. Il ne restait rien de notre fière assemblée, sinon quelques cadavres, silhouettes d’ébène saisies dans des postures étranges. La voix de l’ancien s’était tue, je ne savais même pas depuis quand… C’est alors que, sous mon corps endolori, dans les profondeurs de la terre sur laquelle je reposais de tout mon long, je perçus un mouvement gracile, une étincelle subtile mais bien réelle : la vie. Là, dessous, à quelques centimètres à peine de moi, un nouvel élan était en train de naître. Je me sentis ému, plus que je ne l’avais jamais été et je lançais à ce petit être un ultime message d’espoir : « N’aie crainte, mon petit, tout va bien se passer. Respire… Inspire, expire… Inspire, expire… »



Il lui faudra des dizaines, des centaines d’années pour modeler son visage et, avec lui, ceux de tous les autres qui viendront un jour nous remplacer ; ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait différents de ce que nous étions. Je compris à cet instant que le pire pouvait parfois enfanter le meilleur.

Alors seulement vint l’apaisement, et le début d’un nouveau commencement.

myriam