Destination : 81 , Bien Loti(s)!
L'exemple
Les tristes courlis, annonciateurs de l’automne, venaient d’apparaître en masse dans une bourrasque grise, fuyant la haute mer sous la menace des tourmentes prochaines. Quel temps maussade ! Je m’éloignai de la lucarne. Seul, dans le capharnaüm du grenier, le chagrin, la nostalgie et le doute m’envahissaient. J’avais du mal à prendre possession de la maison.
Cette bâtisse de caractère avait toujours appartenu à ma famille. Ma grand-mère qui en était propriétaire l’habitait mais Jeanne, qui ne manquait pas de tempérament, avait décidé « de finir ses jours paisiblement en maison de retraite avec ses copines ». C’était un choix délibéré et sans appel. « Elle était trop fatiguée, sa demeure était trop grande, trop isolée, et elle se refusait absolument à m’encombrer ». Par contre, elle tenait fermement à ce que ses murs continuent à abriter la vie et en l’occurrence la mienne !
Et moi, le citadin accompli, face à ce mélange d’abnégation, d’amour et d’autoritarisme mêlés, j’avais accepté de m’exiler dans cette campagne bretonne qui avait bercé ma tendre jeunesse : tant de souvenirs heureux me rattachaient à ces lieux où j’avais passé jusqu’à mes treize ans toutes mes vacances de petit Parisien.
Aujourd’hui, ce treizième été de ma vie, où s’arrête le livre de mon enfance, me réapparaît, dans le lointain de ma mémoire, comme l’un des plus lumineux de nos beaux étés de France, un de ces été comme nous en avions autrefois et qui ne se retrouvent plus de nos jours. Et puis ! Je n’ai jamais su résister au charme féminin, alors l’enthousiasme d’Isabelle et de nos filles avait fini de me convaincre.
Pour l’heure un brocanteur était venu estimer quelques vieux meubles relégués au grenier et dont j’envisageais de me débarrasser avant d’entamer les travaux de rénovation qui s’imposaient. Seules une table et une armoire l’intéressaient, nous nous mîmes rapidement d’accord sur le prix.
Avant de prendre congé, il revint vers un petit secrétaire, que je tenais à conserver pour les filles. Il m’apprit alors l’existence probable d’un tiroir secret et se proposa de me le faire découvrir. Intrigué, je le laissai faire. Il examina le meuble sous toutes ses faces, chercha minutieusement et soudain enclencha le mécanisme qui déverrouilla la cachette, une cachette qui n’était pas vide !
Après avoir raccompagné mon visiteur, je remontai, fébrile, impatient, m’assit dans un fauteuil éventré et examinai mon trésor. Un rapide coup d’œil me permit de comprendre qu’il s’agissait du carnet militaire de mon arrière grand père et de son journal de guerre. Je les laissai de côté car ce qui retint avant tout mon attention, c’était une grande enveloppe blanche, sans adresse ni destinataire. Je la décachetai et découvris à l’intérieur, une enveloppe plus petite, ouverte et une lettre adressée à mon arrière grand-mère par son mari.
Le 30 mai 1917
Léonie chérie
J’ai confié cette dernière lettre à des mains amies en espérant qu’elle t’arrive un jour afin que tu saches la vérité et parce que je veux aujourd’hui témoigner de l’horreur de cette guerre.
Quand nous sommes arrivés ici, la plaine était magnifique. Aujourd’hui, les rives de l’Aisne ressemblent au pays de la mort. La terre est bouleversée, brûlée. Le paysage n’est plus que champ de ruines. Nous sommes dans les tranchées de première ligne. En plus des balles, des bombes, des barbelés, c’est la guerre des mines avec la perspective de sauter à tout moment. Nous sommes sales, nos frusques sont en lambeaux. Nous pataugeons dans la boue, une boue de glaise, épaisse, collante dont il est impossible de se débarrasser. Les tranchées s’écroulent sous les obus et mettent à jour des corps, des ossements et des crânes, l’odeur est pestilentielle.
Tout manque : l’eau, les latrines, la soupe. Nous sommes mal ravitaillés, la galetouse est bien vide ! Un seul repas de nuit et qui arrive froid à cause de la longueur des boyaux à parcourir. Nous n’avons même plus de sèches pour nous réconforter parfois encore un peu de jus et une rasade de casse-pattes pour nous réchauffer.
Nous partons au combat l’épingle à chapeau au fusil. Il est difficile de se mouvoir, coiffés d’un casque en tôle d’acier lourd et incommode mais qui protège des ricochets et encombrés de tout l’attirail contre les gaz asphyxiants. Nous avons participé à des offensives à outrance qui ont toutes échoué sur des montagnes de cadavres. Ces incessants combats nous ont laissé exténués et désespérés. Les malheureux estropiés que le monde va regarder d’un air dédaigneux à leur retour, auront-ils seulement droit à la petite croix de guerre pour les dédommager d’un bras, d’une jambe en moins ? Cette guerre nous apparaît à tous comme une infâme et inutile boucherie.
Le 16 avril, le général Nivelle a lancé une nouvelle attaque au Chemin des Dames. Ce fut un échec, un désastre ! Partout des morts ! Lorsque j’avançais les sentiments n’existaient plus, la peur, l’amour, plus rien n’avait de sens. Il importait juste d’aller de l’avant, de courir, de tirer et partout les soldats tombaient en hurlant de douleur. Les pentes d’accès boisées, étaient rudes .Perdu dans le brouillard, le fusil à l’épaule j’errais, la sueur dégoulinant dans mon dos. Le champ de bataille me donnait la nausée. Un vrai charnier s’étendait à mes pieds. J’ai descendu la butte en enjambant les corps désarticulés, une haine terrible s’emparant de moi.
Cet assaut a semé le trouble chez tous les poilus et forcé notre désillusion. Depuis, on ne supporte plus les sacrifices inutiles, les mensonges de l’état major. Tous les combattants désespèrent de l’existence, beaucoup ont déserté et personne ne veut plus marcher. Des tracts circulent pour nous inciter à déposer les armes. La semaine dernière, le régiment entier n’a pas voulu sortir une nouvelle fois de la tranchée, nous avons refusé de continuer à attaquer mais pas de défendre.
Alors, nos officiers ont été chargés de nous juger. J’ai été condamné à passer en conseil de guerre exceptionnel, sans aucun recours possible. La sentence est tombée : je vais être fusillé pour l’exemple, demain, avec six de mes camarades, pour refus d’obtempérer. En nous exécutant, nos supérieurs ont pour objectif d’aider les combattants à retrouver le goût de l’obéissance, je ne crois pas qu’ils y parviendront.
Comprendras-tu Léonie chérie que je ne suis pas coupable mais victime d’une justice expéditive ? Je vais finir dans la fosse commune des morts honteux, oubliés de l’histoire. Je ne mourrai pas au front mais les yeux bandés, à l’aube, agenouillé devant le peloton d’exécution. Je regrette tant ma Léonie la douleur et la honte que ma triste fin va t’infliger.
C’est si difficile de savoir que je ne te reverrai plus et que ma fille grandira sans moi. Concevoir cette enfant avant mon départ au combat était une si douce et si jolie folie mais aujourd’hui, vous laisser seules toutes les deux me brise le cœur. Je vous demande pardon mes anges de vous abandonner.
Promets-moi mon amour de taire à ma petite Jeanne les circonstances exactes de ma disparition. Dis-lui que son père est tombé en héros sur le champ de bataille, parle-lui de la bravoure et la vaillance des soldats et si un jour, la mémoire des poilus fusillés pour l’exemple est réhabilitée, mais je n’y crois guère, alors seulement, et si tu le juges nécessaire, montre-lui cette lettre.
Ne doutez jamais toutes les deux de mon honneur et de mon courage car la France nous a trahi et la France va nous sacrifier.
Promets-moi aussi ma douce Léonie, lorsque le temps aura lissé ta douleur, de ne pas renoncer à être heureuse, de continuer à sourire à la vie, ma mort sera ainsi moins cruelle. Je vous souhaite à toutes les deux, mes petites femmes, tout le bonheur que vous méritez et que je ne pourrai pas vous donner. Je vous embrasse, le cœur au bord des larmes. Vos merveilleux visages, gravés dans ma mémoire, seront mon dernier réconfort avant la fin.
Eugène ton mari qui t’aime tant
Bouleversé, les yeux embués, les mains tremblantes j’ai terminé la lecture de cette lettre déchirante en l’inondant de mes larmes. La suite de l’histoire, je la connaissais grâce à mes discussions avec grand-mère Jeanne.
Léonie ne s’est jamais remariée, elle a donné tout son amour, toute sa force, toute sa gaieté, tous ses rires à sa fille et lui a construit une belle enfance évoquant avec tendresse un père disparu dignement. Les années ont passé et mon arrière grand mère n’a jamais transmis cette lettre à sa fille. Aujourd’hui je sais que je ne le ferai pas non plus, À quoi bon administrer un tel choc à une vieille dame de 94 ans !
Jeanne, grâce à sa mère, a vécu dans le souvenir d’un père mort en brave, là est l’essentiel et la vérité ! Et puis, comme le mari de Léonie le craignait, l’histoire n’a toujours pas tourné définitivement la page des fusillés pour l’exemple. Je me souviens, pour en avoir débattu avec mes élèves en cours d’histoire, que quatre vingts ans après l’armistice, en 1998, le Président de la république a encore jugé inopportun l’invitation faite par son premier ministre à réintégrer dans la mémoire nationale ces soldats.
Et pourtant ! Ces poilus, simples ouvriers, agriculteurs ou instituteurs comme mon arrière grand-père, sont bel et bien décédés, victimes d’une justice militaire arbitraire, boucs émissaires des erreurs du haut commandement et de la démission des politiques. Ce drame, malgré quelques rares réhabilitations, hante toujours les lieux de mémoire comme Vingré où se trouve le seul monument aux fusillés de France.
C’est là où je suis allé sans tarder, pour me recueillir et honorer avec fierté et émotion la mémoire d’Eugène, comme une évidence, comme une promesse, comme un baume sur ma tristesse car le poids de cette révélation m’a poursuivi longtemps.
Je me souviens toujours avec effroi d’une voix de femme venue hanter de trop nombreuses nuits :
« Ah ! Ah : la bonne histoire !..... » Et la petite voix était flûtée et bizarre ; surtout elle était triste, triste à faire pleurer, triste comme pour chanter, sur une tombe, la chanson des années disparues, des étés morts .
Depuis j’ai réussi à faire le deuil de mon arrière grand-père mais sa destinée tragique me laisse comme un goût amer : Les histoires de la vie devraient pouvoir être arrêtées à volonté comme celle des livres ….