Destination : 122 , Changer la vie


pierrot

Pierrot



Grenade dégoupillée. La télécommande vole en éclats, fracassée contre le train. La locomotive, culbutée comme une fille, exhibe sous son flanc éventré ses entrailles de rails enchevêtrés.

Au milieu des décombres une photo souillée, une photo sépia. Deux visages. Lui a le sourire niais des jeunes mariés, elle un beau regard absent. Déjà. Au bas de la photo, en belles lettres anglaises « Pierre et Maria, bonheur éternel » sonne comme une épitaphe.



Devant le train explosé, devant la photo souillée, Pierre reste immobile, pétrifié, contemplant les ruines de sa vie en miettes, son bonheur soufflé. Son circuit électrique, son beau circuit d’enfant, qui trônait sur la table du salon, cassé, tordu, informe. Eviscéré. « Pierre et Maria, bonheur éternel ». Quelle dérision ! Sur le beau visage de Maria, sur son beau regard absent, la souillure d’un crachat.



Devant l’ampleur du désastre Sylvain, le fils parricide, celui qui a lancé la grenade, la télécommande, reste saisi, brusquement dessaoulé de la colère folle qui l’a dressé contre son père, droit sur ses ergots, crête hérissée, comme un coq de combat. Oui, deux coqs ivres de rage, deux sauvages, deux furieux. Le père et le fils. Deux ennemis.



Cela a commencé, comme d’habitude, par les sempiternels reproches de Pierre. A ses yeux rien ne va jamais. Son fils est un incapable, un fainéant, qui ne fera jamais rien de bon.

« Tu aurais pu être plombier, ou employé des Pompes Funèbres, ça, ça rapporte des sous ! Au lieu de ça Monsieur veut être journaliste, je vous demande un peu ! Journaliste ! Des charognards, des fouille-merde, des crève-la-faim prêts à se vendre pour une pige… Et avec ça il faut te payer l’Ecole, comme si tu ne coûtais pas assez cher ! »

Sylvain se défend, essaie de garder son calme. Un fainéant, lui ? Il a quand même réussi le concours, pour l’école de journalisme. Et bien placé, encore ! A dix-huit ans, tout en passant son bac, ce n’est pas si mal ! « Tu aurais préféré peut-être que je fasse toute ma vie un métier qui ne me plaît pas, comme toi ? Ah ça, je te coûte des sous, ça je le sais ! Tu me le dis assez ! Pourtant j’ai trouvé un job, je travaille, j’ai décroché un stage, je fais ce que je peux. Pourquoi tu ne veux jamais croire en moi ? »



Ce qui a déclenché la catastrophe, c’est l’annonce par Sylvain de sa décision : avec Marc, Charlotte et Lucile – leurs parents sont d’accord – il va prendre une collocation. Ils ont trouvé, au Kremlin-Bicêtre, un grand appartement – à quatre, ce ne sera pas cher.

Depuis un an qu’il vit seul avec son père Sylvain n’a qu’une idée en tête : fuir. Fuir cet appartement sinistre, les reproches quotidiens, les vexations, les humiliations. Fuir !

« J’ai dix-neuf ans, il est temps que je vive ma vie ! »



« - Vivre ta vie ! » s’esclaffe Pierre. Mais mon pauvre petit, tu es inconscient ! Tu crois que tu vas travailler, avec tes copains, à côté, en permanence ? Tu vas faire la nouba, oui, picoler, fumer des saloperies, partouzer…Ah ça promet ! Je ne te donne pas trois mois pour foutre tes études en l’air. Et puis, pas cher… Qui va payer, hein ? Tu me prends pour Rothschild ?

- Arrëte papa. Arrête de jouer les pauvres. Tu as de l’argent, je le sais. Beaucoup d’argent.

- L’argent de ton grand-père ! Son hé-ri-ta-ge » dit Pierre avec une sorte de respect religieux. … « On ne dilapide pas un patrimoine, c’est sacré !

- Plus sacré que ton fils, ça c’est sûr ! De toute façon je ne te demande rien. Maman m’a promis. Elle me paiera la colloc, en plus de ce qu’elle verse pour moi.

- Ta mère, bien sûr ! Elle s’est tirée, ta mère, et après moi le déluge ! La famille éclate, elle s’en fout, ta mère ! Elle s’en moque bien, de ce que tu vas devenir, ta mère. Elle ne pense qu’à ses « amours » ! Une chienne, ta mère, une chienne en chaleur !

- Je t’interdis ! Je t’interdis, tu m’entends ? Tu n’as pas le droit ! Elle en aime un autre, et alors ? Y a qu’à te voir pour la comprendre ! Elle en a eu, de la patience, va, d’attendre que je sois majeur ! A sa place je t’aurais plaqué tout de suite ! Je t’interdis de cracher sur maman !

- Tu m’interdis ? Tu crois que tu peux m’interdire quelque chose, petit morveux ! Tu veux une gifle ?

- Essaie un peu, pour voir…»

Puis, d’un ton étrangement calme, comme une prière, ou une menace, d’un calme de rasoir

« Ne m’oblige pas à lever la main sur toi, p’pa. Ne m’oblige pas. »



Pierre hésite un instant, détourne le regard, qui tombe sur la photo du mariage, jetée sur la table du salon. Il est pris d’un rire mauvais, d’un rire de fou.

« Tu m’interdis, hein ! Tu m’interdis ! Regarde ce que j’en fais, de tes interdictions : tu la vois, ta mère ? Tu la vois, cette salope ? »

Un jet de salive ponctue le dernier mot. Le crachat dégouline sur la photo sépia, sur le beau regard absent de Maria, souille le souvenir.



Livide, poings serrés, mâchoire crispée, les yeux enfoncés dans les orbites comme deux billes d’acier, Sylvain est tétanisé. Un instant. Interminable. Un instant de haine pure. Dure. Tangible.

Et puis, un cri de rage. Le fils parricide a pris la télécommande, l’a jetée, comme une grenade dégoupillée, sur le circuit électrique, sur la photo souillée, sur le bonheur brisé.



« J’en ai marre ! Je me tire ! »



Porte claquée.



Pierre reste seul, incrédule. Il lui semble que c’est hier qu’il l’a vu sortir du ventre de sa mère, ce fils tant désiré qui portait son visage, cet autre lui-même, voué à de plus belles destinées. Son fils ne serait pas, comme lui, timide, complexé, effrayé par la vie, écrasé par un père redoutable et méprisant, lui, Pierrot, l’enfant trop sage, malhabile, le crétin de la famille. Il saurait bien l’élever, ce double idéal, lui donner la force, la protection, l’écoute d’un père, d’un grand frère, d’un ami…

Et voilà. Comment en était-il arrivé là ? C’était la faute du gamin, bien sûr, si dur, si rebelle, qui refusait toujours de se plier, de se conformer à son modèle ! Il voulait « exister », quelle plaisanterie ! Exister ! Comme si c’était possible !

Dans un silence de tombe Pierre contemple les ruines de trente ans de vie : Maria, partie, « parce qu’elle n’en pouvait plus de ne pas exister », disait-elle – elle aussi ! C’est une manie ! - Et maintenant son fils qui veut vivre sa vie. Son fils qui l’a renié. Son fils qui l’a tué.

Pierre reste seul, tel l’enfant malhabile qui jouait dans son coin, le crétin, l’incompris, le pauvre idiot de la famille, avec son circuit fracassé.



Pierrot, le sinistre clown triste.



Dehors, c’est le printemps.



Une hirondelle vient de s’envoler.





Jose