Destination : 296 , Identités
Dany Laferrière a dit et écrit : « Je suis un écrivain japonais ». Bien que grand amateur de l’auteur, je n’ai pas encore lu ce livre qu’il semble lui-même ne pas avoir écrit ! C’est l’histoire d’un livre qui est né sur un coup de tête, un bon mot, une bravade face à des journalistes : « je suis un écrivain japonais ». Une fois que le défi est lancé, l’auteur raconte sa façon d’être, de devenir ? un écrivain japonais. Une nouvelle fois, Laferrière se lance sur le sujet de l’identité, de ce qui nous définit aux yeux des autres et de comment nous nous définissons nous même.1
En France, nous nous définissons souvent au travers de notre profession, ce qui est parfois, souvent même, réducteur. Aussi, la plupart des gens ont du mal à imaginer, autoriser qu’un boulanger soit aussi écrivain, qu’un banquier devienne agriculteur (ce sont pourtant des cas que je connais). Il y a une bonne vingtaine d’années, j’ai travaillé deux ans au Sénégal, et là-bas, l’identité s’y définissait dans la filiation, avec l’appartenance à un peuple, par exemple : je suis Peul, fils de Baba Diallo. Remarquons ici que l’appartenance Peul déborde des frontières du pays sénégalais pour embrasser plusieurs pays frontaliers.
L’idée de cette destination est née de l’écoute d’une émission de radio, dans ma voiture qui capte ce qu’elle peut (cela ressemble à une excuse mais ne l’est pas), « le téléphone sonne » sur France Inter, intitulée : « Les Noirs de France sont ils visibles ou invisibles ? »2. Un auditeur appelait pour raconter qu’il était né Ch’ti, qu’il se sentait Ch’ti et Français mais qu’on lui demandait toujours « oui, mais d’où tu viens ? » (à la relecture, je m’aperçois que j’ai oublié de mentionner que cette personne est noire). Il expliquait que finalement, il laissait les gens avec cette question, que c’était leur problème, puisque lui se sentait et se définissait comme Français.
Cela fait écho avec mon travail actuel, qui consiste à enseigner et favoriser l’inclusion de jeunes en situation de handicap. J’insiste sur « en situation de handicap » parce que beaucoup de personnes veulent définir ces personnes, les réduire à « handicapées ». Hors, il y a bien des domaines où elles ne sont pas en situation de handicap, et elles se battent tous les jours pour que leurs troubles (cognitifs, de communications, comportementaux…) soient pris en compte et ne soient pas un frein à leur apprentissage, leur vie en société. Là aussi, le problème est dans le regard qui leur est porté : j’ai constaté que cela se passait merveilleusement bien avec les personnes qui les regardait comme des personnes. J’ai failli écrire personnes ordinaires, mais je crois que cet adjectif est inutile, on est une personne où on ne l’est pas dès que l’on y accole un adjectif.
Personne, justement, la transition est toute faite pour reprendre le bateau de la littérature, pour aller vers ce pays de navigateurs, le Portugal. Vous l’avez deviné, je vais vous parler de Pessoa, dont le nom signifie Personne en portugais, sans malheureusement le double sens qu’il a en français : personne, la personne que je suis et personne (absence de qui que ce soit « il n’y a personne »). Les lusitaniens se contenteront du premier sens. Pessoa avait choisi de mener une petite vie d’employé, pour consacrer le reste de sa vie à la littérature, et ne sera vraiment connu et reconnu qu’à titre posthume. Ce qui nous intéressera ici c’est la multiplicité des identités qu’adoptera l’auteur pour bâtir une œuvre si féconde qu’elle nous réserve encore des découvertes, qu’elle suscite encore débats, analyses, controverses. Fernando Pessoa se créera ainsi plus de cent identités pour écrire ses livres (136 pour certains spécialistes). Nous ne tomberons pas dans la réduction qui consiste à croire que ce ne sont que des pseudonymes. En effet, chaque identité choisie par l’auteur a sa personnalité : Alberto Caiero est un autodidacte en contact instinctif avec la nature ; Ricardo Reis est un médecin érudit adepte du stoïcisme et de l’épicurisme, poète ; Alvaro de Campos est un ingénieur naval qui a étudié à Glasgow, grand voyageur…3
Prenons maintenant l’avion pour un vol transatlantique. Autre point de vue, assez différent, celui de Pat Conroy. Cet auteur américain que j’affectionne particulièrement, disparu il y a quelques petites années, nous a laissé un ultime roman posthume (en France) :« la mort de Santini ». Pour ceux qui aiment l’auteur, il faut absolument que vous lisiez ce livre qui nous livre les clés de son œuvre. Rappelons la vie de Pat : né dans une famille nombreuse ultra violente avec comme démon autoritaire un père pilote des marines, Conroy n’aura de cesse toute sa vie d’écrire sur ce père, sur la violence intrafamiliale, produisant au passage des bijoux tels que « le grand Santini » et plus connu chez nous : « le Prince des marées ». Il se battra aussi à sa façon pour les droits civiques, et surtout ne cessera de se définir comme quelqu’un du Sud, un écrivain du Sud. Quelque part, j’ai longtemps été agacé par cette réduction qu’il donnait de lui-même (mais je n’ai pas encore complètement compris ce qui clochait dans mon regard), avant de comprendre que Pat Conroy se cachait probablement derrière cette identité, qu’il s’y réfugiait. Mais je ne veux pas vous en dire plus ni vous influencer si vous souhaitez lire « la mort de Santini ».4
Vous l’aurez compris à travers les voyages que je vous ai proposés, cette destination aura de multiples itinéraires possibles. Vous pourrez écrire un texte où vous poserez d’une manière ou d’une autre la question de l’identité. Vous pourrez aussi, à la manière de Pessoa et Laferrière, vous définir une identité que vous présenterez dans un premier temps « Je suis un retraité de l’armée américaine, devenu peintre grec » , puis écrire un texte en partant de cette identité que vous vous êtes choisie. Car vous l’aurez compris si vous adhérez à mon raisonnement : nous choisissons d’être ce que nous sommes, qu’importe le regard des autres, et la littérature nous le permet complètement.
Oui, vous vous posez une dernière question. Quelle identité ai-je bien pu prendre pour cette destination ? Je dirais que j’ai choisi celle de l’écrivain engagé… telle que je me la définis. Oui, l’écrivain engagé gonfle un peu son égo (si nécessaire) !
1 http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/18173
2 http://www.franceinter.fr/emissions/le-telephone-sonne/le-telephone-sonne-12-avril-2019
3 http://www.books.fr/fernando-pessoa-poete-non-maudit/
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4 http://lenouveaupont.fr/index.php/2017/04/28/extraits/
http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/52726