Destination : 19 , De la suite dans les idées
Marabout, bout de ficelle
Marabout
Ma pauvre vie en miettes et moi arpentions la rue des Postes depuis deux bonnes heures déjà, sans parvenir à nous décider à pousser la porte branlante du numéro 6.
Plus le temps passait, plus il nous devenait difficile de garder un air dégagé en remontant l'artère pouilleuse. La pluie avait trempé mon pardessus et alourdi encore le fardeau que je portais sur les épaules. A trop m'attarder devant la vitrine du tatoueur au numéro 8, je m'étais attiré les foudres du propriétaire et c'était les bras croisés, tête de mort contre coeur saignant, qu'il m'enjoignait silencieusement de passer mon chemin désormais. Idem au numéro 10, tatouages en moins. La pharmacienne revêche m'épiait de derrière le présentoir d'articles de puériculture. Son gros oeil déformé par le verre des biberons me sommait de déguerpir illico. Ajoutez à ceux-là le toiletteur du 11 et son molosse, le dealer en planque devant le 13, l'épicier du 16, la gardienne du 21, le pizzaiolo du 17, le libraire ésotérique du 18, le fripier du 4, la pute du 12 et la vieille derrière la fenêtre du 5, et vous comprendrez où je trouvais la force enfin de pousser la porte de Djemba Mabouke,
marabout hautement qualifié, option rafistolage de coeur blessé.
L'entrée sentait l'urine, tout autant féline qu'humaine. En apnée, j'entrepris de gravir l'escalier sombre, serrant contre moi le chagrin d'amour que je m'apprêtais à lâchement abandonner. Je me sentais coupable, bien sûr, mais j'étais décidé à en finir. Depuis des mois que nous cohabitions, mon chagrin et moi, nous avions fini par nous attacher l'un à l'autre. C'était un chagrin de belle race, digne et pathétique, romantique à souhait. Et fidèle, avec ça. Et câlin. Du matin au soir et du soir au matin lové dans mon coeur, bien au chaud. Il avait même forci avec le temps. Je l'avais adopté tout petit, mignon, mais c'est qu'il avait été bien nourri, le bougre, de toutes les lectures romantiques, les bluettes à l'eau de rose, les souvenirs enjolivés dont je l'avais gavé. Et je me retrouvais à présent, bien embarassé, dans cet escalier raide comme la justice, avec sur les bras un chagrin bien trop lourd pour moi tout seul. Feignant de ne pas entendre ses gémissements dans le fond de ma
gorge, j'accédai enfin au palier du quatrième et, appuyai mon doigt sur la sonnette.
Un nain rabougri apparut dans l'entrebaillement de la porte. Quand je lui eus expliqué brièvement les motifs de ma venue, le chagrin, Mathilde, que c'en était trop, que je n'en pouvais plus, que j'étais prêt à tout pour m'en débarasser, de ce chagrin trop lourd, que ma vie sociale en pâtissait, que ma mère souffrait de me voir aussi triste, que j'avais eu un peu de mal à trouver la rue, à me garer, que j'espérais ne pas être trop en retard, que Mathilde avait refait sa vie et s'apprêtait à épouser mon meilleur ami, que , même s'il pleuvait dru, le temps était tout de même exceptionnellement doux pour la saison, le nabot écarta le battant et me laissa pénétrer dans l'appartement sombre. Me désignant du doigt la tenture chamoirée qui fermait l'extrémité du couloir, il fila vers la pièce de droite et, sans me prêter plus attention, se blottit sur un canapé hors d'âge, le pouce dans la bouche, instantanément absorbé par le dessin animé dont mon coup de sonnette l'avait un instant
détourné.
Empoignant à bras le corps ma peine, je soulevai un pan du rideau et pénétrai dans un réduit dépourvu d'air et de lumière. Peu à peu, mes yeux s'accoutumèrent à l'obscurité, et je distinguai les détails de la pièce dans laquelle je me trouvais : la lueur de quatre bougies, un poster de Bob Marley, une panthère crucifiée sur le mur du fond, des coussins partout au sol et l'éclat d'une rangée de dents blanches autour desquelles peu à peu apparurent les traits de Djemba Mabouke. Drapé dans une djellabah brodée de fils d'or, il semblait plongé dans une intense méditation. Je n'étais même pas sûr qu'il se soit aperçu de ma présence. Pourtant, alors que je toussotais, il leva une main impérative pour m'imposer le silence. Ok. Pas de souci, j'attends. Je m'occupais quelques instants à mâchouiller ma peine, Mathilde et sa forfaiture, quand, enfin, il leva la tête et me désigna le pouf de cuir qui lui faisait face.
En équilibre instable, j'entrepris de lui exposer les symptômes dont j'étais affligé. Tout en m'écoutant, il triturait entre ses doigts un collier de perles nacrées, en marmonnant une mélopée mélancolique. Ses yeux ne me quittaient pas. Avant de venir, j'en étais arrivé à la conclusion que je ne laisserais mon chagrin que chez des gens chez qui il serait bien, chouchouté, choyé, bichonné. Où pourrait-il être mieux que dans ce taudis infâme, dans cette odeur de pipi de chat ? Un écrin pour mon chagrin, voilà ce que j'avais trouvé. Il serait bien ici, c'était évident. Tout respirait la misère, l'échec, la traîtrise, la filouterie. Je me sentais déjà mieux.
Bout de ficelle
J'en étais à lui parler des ennuis avec les voisins qu'avaient engendrés les insomnies, les gémissements nocturnes, les cuites carabinées pour oublier, quand Djemba poussa un profond soupir, et me dit que ça allait comme ça, qu'il avait bien compris et qu'il avait la solution de mon problème, que ça me coûterait trois mille... francs ? ... non, euros .. Vache !!!! que c'était le prix pour un gros chagrin, mais que si c'était trop cher, je pouvais tout aussi bien repartir avec, que c'était pas un problème pour lui... non,non, c'est bon, on va pas chipoter ... Les dents qui scintillent. En deux temps trois mouvements, le marché fut conclu. Je déposais sur la table mes misères et mes peines. Dans le même temps, Docteur Djemba fouilla la poche de sa djellabah et en sortit un méchant bout de ficelle qu'il m'attacha au poignet, me recommandant de ne le détacher sous aucun prétexte. Je ne serai délivré définitivement de mes malheurs que le jour où l'usure aurait raison de la cordelette et
qu'elle tomberait d'elle même. Ce jour-là, il me faudrait aller la jeter dans la mer en prononçant trois fois son nom. La cordelettte a un nom ? Soupir. Non, son nom à lui, Mabouke. Trois fois. Mabouke, Mabouke, Mabouke. Comme ça. Et c'est tout ? C'est tout. Ouahh! J'étais impressionné.
Sur la table de bois, les doux yeux, les baisers, les lèvres humides de Mathilde me suppliaient de les reprendre, de ne pas les abandonner ainsi, mais, déterminé, je sortis la liasse humide de ma poche de pardessus, la tendis à Djemba et, sans un regard en arrière, franchis en trois enjambées la distance qui me séparait de la porte d'entrée. Dans le salon, le nabot mangeait des chocapic.
Selle de cheval et cheval de course
Dans l'escalier, j'étais déjà un autre homme. J'avais le pas léger, insouciant, dansant, sautillant de l'homme heureux. Les effluves d'urine s'étaient dissipées, et, narines frémissantes, je me gargarisais des odeurs de cuisine qui s'insinuaient sous les portes palières. J'allais revivre enfin! Pour fêter ma résurrection, je décidais de m'offrir illico un bon petit resto. J'avais eu Mathilde dans les tripes tout ce temps, un bon steack la remplacerait avantageusement.
A pas rapides, je m'éloignais de la Rue des Postes et de sa misère. Boulevard de la Liberté, mon reflet cheminait gaiement le long des vitrines illuminées. Je me trouvais fière allure et bombais le torse. C'est avec assurance que je franchis le seuil de la Taverne des Géants. Il était à peine dix neuf heures et j'étais le premier client. Rien à faire! Je suis un homme libre, affranchi de tout, y compris des contraintes horaires! S'il me plaît à moi, de manger avec les poules ! Je m'étais pourléché, régalé, empiffré, gavé, de croquignoles en gibelotte, d'estoufades de mironton avec ses gavottes confites, de salade croquante aux cerneaux de noix du Berry et j'hésitais encore entre les glacis de framboises aux macarons rotis et la crème caramel au mascarin de nougat, laissant nonchalamment errer mon regard sur les lithographies qui décoraient les murs grenat. Dans les cadres dorés, de fameux chevaux de courses étaient à jamais immortalisés. Sous chaque estampe, sur de petites plaques
dorées, étaient gravés les noms des champions. Bellino II, Une de Mai, Varenne, Moni Maker. Des dames en chapeau flattaient les croupes des étalons, caressaient le cuir luisant des selles des chevaux de course. J'en étais là de mes réflexions quand, soudain, effroi total.
Je n'avais pas un centime pour régler l'addition. J'avais remis toute la somme en ma possession à Mabouke. Pas un rond, nibbe, queue dalle. Mes poches étaient aussi vides que mon estomac était plein. Merde, merde, merde...
La salle s'était un peu remplie depuis mon arrivée. J'attendis que la serveuse s'éclipsât dans les cuisines pour me lever aussi négligemment que je le pouvais et me diriger d'un pas désinvolte vers les toilettes dont la porte jouxtait la sortie. La patronne, derrière le comptoir, me suivait du regard. Il allait falloir jouer serré, garçon. En passant devant elle, je la complimentais avec emphase sur la qualité du repas jusqu'ici, et ajoutais, avec un rire que je m'efforçais de rendre naturel, que si le dessert était du même acabit, je n'étais pas certain de passer la porte en sortant. Sur quoi, je me ruai sur ladite porte et me retrouvai dans la rue alors que ma phrase n'étais pas encore achevée.
Course à pied,pied de cochon, cochon de ferme
Je remontais le boulevard de la liberté les coudes collés au corps, le souffle haletant. Je commençais à regretter l'orgie lipidique à laquelle je venais de me livrer. La lenteur des sucres absorbés n'avait d'égale que celle de ma course à pied. Ma bedaine tressautait au-dessus de ma ceinture, les gavottes et les noix tentaient de me prendre de vitesse, et je serrais les dents pour ne pas les perdre en chemin. Chaque foulée m'arrachait un couinement plaintif. J'étais un goret échappé de l'abattoir, poursuivi par des maquignons armés de hâchoirs monstrueux, et affolé, très affolé, le goret. Mes petits pieds de cochon trépignaient sur l'asphalte, impuissants à me soustraire à d'hypothétiques poursuivants.
Si mon corps était à la peine, mon esprit, lui, était incroyablement alerte. Tandis que mes jambons et mes jarrets moulinaient, je passais en revue les dernières heures. De l'homme brisé qui avait gravi l'escalier branlant de Djemba Makoube, il ne restait rien. J'avais dansé sous la pluie comme Fred Astair, je m'étais baffré comme Gargantua, j'avais étudié les courses comme Omar Shariff, escroqué un commerçant comme Arsène Lupin, et maintenant, j'étais la réincarnation de Babe, le cochon de ferme hollywoodien. Je pouvais donc être tout cela! J'avais donc le loisir d'infléchir ma vie dans le sens qui me convenait, au lieu de la subir comme un crétin! Divine illumination! Bernadette Soubirou sur les Grands Boulevards. C'était moi! Encore moi!
Tout à mes considérations métaphysiques, je ne vis pas l'armoire normande à casquette au coin de la rue et le percutai de plein fouet.
Ferme ta boîte, boîte à clous, clous de soulier
Quand je revins à moi, le monde avait changé. La verticalité et l'horizontalité avaient interverti les rôles et, par un curieux glissement, le dessus-dessous était devenu devant-derrière et l'horizontale avait pris de la hauteur. J'étais couché sur le trottoir. Sonné.
Très loin, là-haut, Hulk se tenait la bouche à deux mains. Du sang coulait entre ses doigts. Avec la délicatesse de la dentelière, il porta à la hauteur de ses yeux, entre le pouce et l'index, son incisive centrale.
" Putain, le mec, il m'a pété les dents! C'est qui ce bouffon ? Je vais le massacrer, l'abruti!"
Mon Jiminy Cricket interne me susurra qu'il serait peut-être judicieux, au vu des circonstances, de sombrer de nouveau dans le coma. J'obtempérai partiellement et observai la scène entre mes paupières quasi closes.
" Ferme ta boîte, Kev. Tu veux quoi ? Que les flics radinent ? Et tu leur dis quoi ? Que tu fais quincaillerie ambulante, que tu vends des boîtes à clous, des scies, des clés de douze et des turbines à girobroyeurs ? Allez, on se tire, et fissa"
" Mais, Al, mes dents ...."
Oh, hé, Kev, tu vas faire comme Al a dit, oui...
A peine le temps de ramener les petits sachets répandus un peu partout autour de moi, et l'armée de souliers à clous s'égailla dans tous les sens.
Bon gars, Kev.
Soulier de femme, femme de chambre, chambre à coucher,coucher de soleil
La chaussure qui s'approcha de mon nez ne ressemblait en rien aux croquenots de mes petits amis d'il y a deux minutes. Du soulier de femme, de l'escarpin. De la chaussure italienne. Cuir doublé cuir, semelle cousue, pas collée - ça non! - à petits points serrés et délicats. Peaucerie fine, du veau sans doute, tannée avec amour par un petit artisan, dans son atelier niché dans la campagne toscane.
La chaussure me parlait.
" Monsieur ... Ca va ? ... Monsieur ..."
Voix chaude, rauque juste ce qu'il faut.
Pour peu que je ne me réveille pas, les chaussures vont m'appeler encore. La voix va s'approcher de mon oreille et je sentirai son souffle chaud dans mon cou. Les mains vont me tapoter les joues, soulever ma nuque. Et si ça ne suffit toujours pas, la bouche sera bien obligée de tenter d'insuffler un souffle de vie entre mes lèvres impatientes.
Je choisis de ne pas me réveiller.
Temporairement, car la moustache du capitaine des pompiers, arrivés sur les lieux, ne m'inspirait que modérément.
" Ca va, ça va ..."
Je m'agrippai aux jambes gainées de soie noire surplombant les escarpins, m'accrochai aux cuisses fermes, prit appui sur les hanches rondes, pour, finalement, m'écrouler, épuisé, contre les seins généreux qui tendaient la soie de la blouse.
Les escarpins, les jambes, les fesses et les seins me proposèrent de m'amener à l'hôtel Napoléon, juste à côté, jusqu'à ce que je me sente mieux. Quel homme serait assez fou pour refuser ?
Pas moi.
Je suivis donc le déhanchement voluptueux de la femme de chambre jusqu'au couvre-lit de satin de la chambre à coucher numéro 3. Le coucher de soleil, derrière le Beffroi de l'Hôtel de Ville, inondait la chambre d'un rougeoiement terriblement érotique.
Soleil levant, Vent du Nord
Qui incriminer ? Le choc frontal, l'abus d'alcool, les producteurs de noix du Berry, les tanneurs toscans, la ficelle de Mabouke, le nabot aux chocapic, l'âge, l'émotion ? Vous pensez bien que personne ne se dénoncera! Toujours est-il que quand je repris enfin pleinement connaissance, le soleil levant me vrillait l' oeil droit. Adieu escarpins de veau, croupe de vache, rêves cochons. J'étais seul dans la chambre impériale. Totalement seul, si l'on excepte le buste de l'Aiglon, qui me fixait, narquois, tandis que je rampais hors de la courtepointe matelassée.
J'ouvris tout grand les deux battants de la fenêtre, pour respirer un peu d'air frais. Mon estomac chavirait. Le vent du nord me cingla le visage. Je respirai longuement, profondément, pour tenter de dissiper la nausée.
Soudain ... Le doute ... Ne serait-ce pas ... Non... Ce n'est pas possible . J'ai encore le bracelet de Mabouke .... Du coin de l'oeil, je m'en assurai... La cordelette était bien là, à mon poignet ... Et pourtant ... Ce poids sur l'estomac, cette aigreur qui me remontait dans la gorge, cette boule qui m'empêchait de respirer .... Je tendis l'oreille ... D'abord, je n'entendis rien ... Puis un gémisssement ... Un autre encore... Non, pas déjà .... Pas de doute, c'était bien lui! Je l'aurais reconnu entre mille!
Mon chagrin était de retour.
Je l'entendais qui surnageait, tentant de maintenir sa pauvre tête hors des miasmes putrides de sucs gastriques affairés à digérer estoufades et croquignoles. Ses pattes, en tentant désespérément de trouver une prise sur les parois de mes entrailles, me lacéraient le coeur. Il étouffait, hoquetait.
Nord Matin, Tintamarre
Je n'entendais plus que lui. Tout le reste avait disparu. Silencieux, les voitures, le tramway, les bus. Muets les crieurs de journaux qui vendaient le Monde ou Nord Matin. Il n'y avait plus que nous deux, mon chagrin et moi, et tout ce tintamarre qu'il faisait au fond de moi.
Qu'aurais-je pu faire ? Le laisser se noyer ? Après tout ce que nous avions partagé?
Je suis allé le récupérer.
Et à mon poignet, afin que pour toujours nous soyions liés, je l'ai fermement attaché.
Avec la cordelette du marabout.