Destination : 139 , Le cimetière des livres d'Ailleurs
NETTOYEUR AU SERVICE DE LA POESIE
J'avais été convoqué à l'Unité Centrale de mon secteur d'habitation. Section « Humain », Bureau « Utilité », Cerveau Contact : Porte 5. Voilà plus d'un mois que les robots ne m'avaient confié de mission. Cela sentait le roussi. Il fallait absolument que j'active mon sens de l'à propos (qui m'avait bien souvent sauvé la mise), avant le rendez-vous.
Les nouveaux maîtres de la planète terre avaient l'esprit pratique : ou l'humain servait à une tâche quelconque ou il était désintégré. Ainsi, moins d'un an après leur arrivée, le chômage n'existait plus.
Les machines pensantes avaient eu quelques difficultés à me loger dans une catégorie ouvrière et pourtant, je ne sais pourquoi, ils m'avaient conservé. J'étais un parfait spécimen d'humain moyen, sans don spécial, sans passion taraudante, sans désespoir maladif, sans courage excessif, sans paresse chronique. J'étais débrouillard et résistant (sans doute deux qualités qui leur manquaient). Jusqu'à présent, ils m'utilisaient comme « réparateur » après que j'eus réussi avec des chiffons et de la boue à colmater une fuite, à réparer avec un simple tournevis un doigt d'humanoïde et à inventer un pantin articulé avec quelques bouts de bois, de la ficelle, et une chignole. A croire qu'un rien les émerveillait !
Inquiet, je tâchais de m'installer dans le fauteuil mou et mouvant qui faisait face à un aquarium dans lequel flottait une masse gélatineuse cogitante. Sa voix aigrelette synthétique circula dans le bureau « Nous craignions que vous ne nous soyez plus d'aucune utilité. Nous en sommes désolés. Vous allez être désintégré. Listez trois derniers souhaits. Nous verrons ce que nous pouvons faire pour vous être agréable avant votre élimination. »
Je n'étais pas angoissé de nature mais là je me mis soudain à suer glacé. Je me levais d'un bond. Ils allaient voir ce qu'ils allaient voir ! Nom d'une pipe ! Ces ferrailles, toutes évoluées qu'elles étaient, n'auraient pas encore ma peau ! Mue par je ne sais quel instinct de survie proche de la folie, je me mis à déclamer avec vigueur, fougue, avec une violente sincérité juvénile miraculeusement retrouvée, des poèmes de mon adolescence :
« O temps ! Suspend ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours : Laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours. Aimons donc, aimons donc, de l'heure fugitive, hâtons nous, jouissons ! » ... « Au point du jour, souvent en sursaut, je me lève, éveillé par l'aurore, ou par la fin d'un rêve, ou par un doux oiseau qui chante, ou par le vent. Et vite, je me mets au travail » ... « Elle viendrait par là, de cette sombre allée, marchant à pas de biche avec un air boudeur, écoutant murmurer le vent dans la feuillée, de paresse amoureuse et de langueur voilée, dans ses doigts inquiets tourmentant une fleur, le printemps sur la joue, et le ciel dans le coeur » ... « Salut ! Bois couronné d'un reste de verdure ! Feuillages jaunissants sur les gazons épars ! Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature convient à la douleur et plaît à mes regards ! » ... « Le ciel est pur, la lune est sans nuages : déjà la nuit au calice des fleurs verse la perle et l'ambre de ses pleurs ... » ... « Pleurez doux alcyons, o vous, oiseaux sacrés, oiseaux, chers à Thétis, doux alcyons pleurez .. ».
La masse contact s'agita, provoquant des remous bleutés dans l'aquarium. Je me tu. Je me sentais à présent dans une forme à aplatir une armée de conquérants célestes. La voix fluette synthétique se fit entendre : « Que disiez-vous ? » Je répliquais sèchement et fortement : « De la poésie ! Méduse barbotante, ignorante ! De la poésie ! De celles qui ont appris à mon âme à respirer et à pleurer d'amour ».
« Alphonse de LAMARTINE, Victor HUGO, Alfred de MUSSET, encore Alphonse de LAMARTINE, François-René de CHATEAUBRIAND, André CHENIER » récita le cerveau. J'étais ébahi. Il avait parfaitement et dans l'ordre identifié les poètes.
« Nous venons de vous trouver une mission : dans une zone non loin de votre habitat, nous avons localisé dans plusieurs galeries souterraines, un nombre considérable d'ouvrages de poésie humaine qui risquent d'être détruits par des rats mutants. Nous avons mis au point une arme de destruction. Nous avons besoin de la tester. Voulez-vous protéger votre poésie contre ces féroces rongeurs ? »
« Oui! De tout mon coeur ! » répondis-je en me frappant la poitrine.
Je serais, dorénavant, un nettoyeur de rats mutants au service de la poésie. J'avais sauvé ma peau.
FIN