Destination : 185 , Silhouette
Juste à cet endroit du mur
"Mais enfin, ma tante, un prix si dérisoire pour une si belle maison cela aurait dû vous mettre la puce à l'oreille !" Les doigts de sa main gauche s'énervaient sur l'accoudoir du fauteuil XVI qui restait impassible.
Sa main droite tenait élégamment sa tasse de thé en porcelaine de Limoges. Il la posa vivement ce qui fit vibrer la soucoupe et durcir mon regard.
Bien ! Il commençait à perdre cette patience imperturbable, attendrie et raffinée des chasseurs d'héritage. Je me délectais. A chaque fois que je parvenais à découvrir la vraie nature d'un être cela me rajeunissait de quelques années.
Il faut avouer qu'à sa décharge, pauvre ange noir, je lui avais conté des faits dont l'apparente l'extravagance pouvait décourager n'importe quelle personne raisonnable. Mais enfin cela m'était arrivé et il fallait que j'en parle.
Tout avait commencé un matin ensoleillé du mois de mai alors que j'inspectais mes rosiers en fleurs, de longues cisailles en main et sur mon nez, bien posées, mes lunettes. Ce fut d'abord la sensation déroutante d'être surveillée. Depuis ma plus tendre enfance, je perçois immédiatement cette sorte de présence invisible qui effleure le dos et électrise les sens. Je me suis retournée d'un coup. J'étais aveuglée par un éclatant soleil mais mettant ma main en visière j'ai pu, très fugitivement, apercevoir une silhouette de femme comme sortant du mur qui courait le long de la propriété.
Je me souviens avoir crié "Hé vous !"en pure perte. Je me suis mise à trembler tant que mes cisailles et mes lunettes sont tombées. Je les ai ramassées en me maudissant "Faut-il être bête, à ton âge, pour avoir une telle frayeur, ce n'était rien, rien du tout, trop chaleur sur ta caboche usée" J'ai avalé un bon coup de salive, lancée les épaules en arrière, pris un air conquérant et suis allée vers le mur. Pas de trace de pas, aucun dérangement dans les herbes et les plantes. Tout poussait en paix en me regardant naïvement. J'étais furieuse. J'étais certaine de ce que j'avais vu.
J'avais acheté la propriété il y avait quelques mois avec ce que mon frère m'avait légué généreusement. J'étais la seule personne de la famille qu'il pouvait supporter et l'avait fait savoir par testament.
J'étais tombée amoureuse immédiatement de ce lieu qui sentait l'histoire à plein nez sous des dehors campagnards. Des rosiers, à profusion, encerclaient la bâtisse comme des diamants. J'avais enfin trouvé mon eldorado.
"Pourquoi bradez-vous cette merveille ?" avais-je demandé étonnée au vendeur qui n'était autre que le maire du village. Il avait toussoté, légèrement pâli, et répondu d'une voix terne "C'est une propriété de la commune depuis trop longtemps. Nous voulons nous en débarrasser. Mais il nous fallait quelqu'un de bien dans votre genre". J'avais pris cela comme un merveilleux compliment et rosi de fierté. "Marcel, le cantonnier, viendra vous aider pour les roses, il a l'habitude et Viviane, ma femme, vous donnera un coup de main pour le ménage et la cuisine. Cà ne vous coûtera pas grand-chose. On est tellement content".
Cela recommença le lendemain, alors qu'une pleine lune regardait le monde d'un oeil bienveillant. Je me promenais lentement dans une allée, enfouissant mon nez dans le coeur des roses, quand la même sensation d'une présence m'envahit. Je regardais immédiatement en direction du mur. Aucun doute, une silhouette féminine frissonnait là-bas. Mon coeur se serra, dans tout ce bonheur que la nuit soupirait, une fragile présence souffrait. Instinctivement je tendis les bras, j'aurais tellement voulu la consoler. Un nuage passa devant la lune, la nuit se fit soudain épaisse. Au retour des rayons de l'astre blanc, la silhouette avait disparu.
Il fallait que j'en ai le coeur net. Tandis que Vivianne et moi épluchions des légumes, je la questionnais "Je ne connais pas grand-chose de l'histoire de cette bâtisse. Avant d'appartenir à la commune qui l'habitait ?" Elle me répondit avec une fulgurance et une dureté qui m'étonna " Mais je n'en sais rien moi, je ne suis pas d'ici. Je suis là pour la cuisine et le ménage, les ragots çà ne m'intéresse pas !" puis elle s'était enfermée dans un silence buté.
Elle savait quelque chose qu'elle ne me dirait pas.
J'avais décidé de faire parler Marcel le vieux cantonnier.
"Marcel, venez donc vous reposer un peu, le soleil est accablant aujourd'hui, j'ai préparé des boissons rafraîchissantes". "Je vais tout vous salir, je vais rester à la cuisine". Je l'avais entraîné dans la vaste salle à manger . "Pas de manière entre nous. Vous faites un excellent travail, les roses sont admirables" Il était assis, maladroit, désorienté dans une bergère Louis XV qui avait l'air dérangée.
J'attaquais : "J'ai longé le mur qui ceint la propriété et j'ai noté quelque chose : le lierre pousse partout beaucoup de pierres sont effritées et incroyablement à un endroit le mur devient lisse, net, intacte, comme s'il avait été reconstruit et entretenu. Etrange non ?"
Le cantonnier faillit renverser son verre. Il le posa en tremblant sur la table et ses larges mains griffées, entaillées serrèrent les bras de la bergère. "Non ce n'est pas étrange. C'est moi, qui depuis que je suis tout gamin, veille sur cette partie du mur pour qu'elle témoigne encore et toujours. Il le faut".
Je m'approchais de lui. "Venez. Allons près du mur vous me raconterez".
Je poussais la grille brinquebalante, grinçante du vieux cimetière et trouvais facilement la tombe ornée d'un rosier blanc. La photo noir et blanc, délavée d'une jeune femme, emprisonnée dans la pierre me souriait. Elle avait été fusillée un froid matin contre le mur de sa propriété par des miliciens. Elle aidait la résistance et avait été dénoncée par quelqu'un du village. Qui ? on ne l'a jamais su. Cela pesait toujours sur la conscience du village.
Moi je sais qu'elle vient de temps à autres revoir ses roses. Qu'importe, elle est devenue une amie.
Fin