Destination : 291 , Déo et des bas
A cause des cheveux blancs
A cause des cheveux blancs
« Ta mère m’a dit que tu voulais discuter avec moi. Je t’écoute. Tu as dix minutes, je suis pressé ».
Si je ne me sentais pas aussi désemparée, fragile, perdue, je crois que j’éclaterais de rire de bon cœur.
Il s’est assis confortablement dans le meilleur des fauteuils du salon et a sorti son téléphone portable qu’il a posé sur le guéridon, à portée de main.
Dois-je m’asseoir ? Rester debout ? J’ai les jambes un peu molles. Je dois être forte au moins une fois. Je prends une chaise au dos raide et la pose en face de lui. Je ne m’assoie pas. Je passe derrière la chaise et pose mes mains sur le dosseret.
Il me regarde, un peu intrigué, un peu amusé et très vite une moue méprisante se dessine sur son visage taillé sans complaisance par l’énergie et l’autorité.
« Naturellement tu n’as rien à dire. Toujours à faire des simagrées. Pauvre fille, lâche, pas une once de fierté. Mais crache une fois pour tout ton venin au lieu de toujours te plaindre à ta mère. Elle n’en peut plus de jouer le fléau de la balance entre toi et moi. Es-tu capable de comprendre que tu la détruis avec tes sales petits jeux égoïstes ? »
« Moi ? Je détruis maman ? » J’enfonce mes ongles dans le bois de la chaise. J’aurais dû répliquer cela mais je continue à me taire. Nous savons tous les deux, qu’à force d’avoir des maîtresses pour prouver sa virilité éblouissante de soixantenaire, il a réduit ma mère à l’état de fantôme.
C’est incroyable ! je m’aperçois en le fixant intensément, qu’à présent les cheveux blancs ont envahi sa chevelure.
« C’est fou, tes cheveux sont devenus tout blancs d’un coup » J’ai dit cela d’un trait avec une totale innocence.
Il s’est levé d’un bond. « Qu’est-ce que tu racontes ? » Il a rougi. Son regard se fait violent.
« Ça fait combien de temps que je ne t’ai regardé, regardé vraiment ? Tout ce temps à être en lutte contre toi en oubliant de te regarder. Si tu es cet homme vieillissant que je vois là, moi qui suis-je ? Une adolescente toujours furieuse ? Quel âge ai-je ? Tu as raison, il est temps de me réveiller. J’ai l’âge de bâtir, de construire mon propre destin. Et surtout pas en réaction contre toi, contre vous, contre le marécage de la vie familiale, non, quelque chose à construite à partir d’un moi, tout neuf. »
Son téléphone portable sonne. Il hésite. Il le saisit d’une main tremblante. Je m’avance d’un pas franc vers lui. Je l’embrasse rapidement sur le bout de menton. Je me sens si libre, dépouillée de tous ressentiments crasseux. Je sors.
Je voulais l’avertir que je viens d’obtenir un poste d’ingénieur au Canada. J’aurai définitivement quitté la France dans quelques jours.
Evelyne Willey