Destination : 310 , Tous les écrivains n’habitent pas Ailleurs de la même façon


« Interdit de me donner des ordres »

Je me penche vers le trou de souri grillagé qui me permet de communiquer avec le gardien extérieur de la prison.

Il beugle « Carte d’identité ! ». Je glisse ma carte.



Je porte le badge de mon association « Visite dans les prisons » sur lequel figure mon prénom, mon numéro d’identification dans mon association, les lieux que je visite.



« Vous êtes nouvelle ? ». Toujours courbée je crie : « Bernard est coincé avec une hernie discale » C’est faux mais j’ai remarqué qu’évoquer « une hernie discale » provoque toujours la compassion.

Mon pauvre collège se débat avec des problèmes familiaux douloureux. Il m’a demandé de le remplacer pour l’animation de l’atelier d’écriture qu’il a mis en place.

J’étais dubitative : « La prison … je ne vais pas me sentir à l’aise. Moi c’est surtout l’écriture avec les enfants à l’hôpital, et les vieilles personnes en maison de retraite ».

« Même combat ! douleurs et solitude ».



Nous attendons d’entrer, badge de la prison autour du cou. On se salue gentiment. C’est le jour des bénévoles.

Un jour par mois est proposé aux détenus, surtout aux hommes, mais des femmes commencent à être admises : le dessin, l’alphabétisation, le sport, le chant et l’écriture. Le ciel gris laiteux d’octobre au-dessus de nos têtes ne nous réchauffe pas le cœur.



La lourde porte à deux battants s’ouvre lentement. Trois gardiens costaux, le visage fermé nous demandent d’attendre dans un sas.

Vérification des sacs. Passage au détecteur de métaux.

On entre dans un long couloir à la peinture sombre et écaillée. Des bancs abîmés. Des portes anonymes. Nous marchons presque à la queue leu leu, les yeux baissés. Les gardiens nous scrutent.



Une porte s’ouvre et une odeur infâme me pousse à boucher mon nez : urine, javel, nourriture avariée et bien d’autres pourritures que je ne saurais définir.

Les cris envahissent l’espace : injures, interjections, rires déments, menaces, auxquels répondent, de temps en temps, fermement, les gardiens.



La prison s’étale sur quatre étages. Des passerelles permettent d’aller de secteurs en secteurs.

La prison des femmes est dans bâtiment attenant de même structure.

Au milieu des alignements de cellules, un grand vide adouci par des filets de sécurité. Je remarque quelque chose d’insolite, sur un des filets, une feuille morte, une feuille de platane marron, recroquevillée comme une main d’enfant.

Comment a-t-elle pu arriver là ?



Nous sommes conduits dans les sous-sols dont les murs sont peints en blanc. C’est presque rassurant. J’interviendrai non loin de l’infirmerie que je reconnais à la grossière croix rouge apposée sur la porte.



Les ateliers sont situés en secteur hommes, ce qui explique sans doute la difficulté pour les détenues femmes de participer.



Une modeste table en bon état, quatre chaises, dont trois occupées par des détenues aux regards froids.

« C’est pas Bernard ? » Elle est énorme, boursouflée, avec de grosses mains aux doigts boudinés, aux ongles mal peints d’un vernis noir. « Il est souffrant. Il m’a demandé de le remplacer. Je m’appelle Élise »

Elles se regardent rapidement et me jaugent méfiantes.

« Sois toi-même. Tu dois être dans le don » avait dit Bernard.



Être moi-même, facile à dire. Je souris.

Soudain, la géante enlève sa veste de survêtement et montre son T-shirt sur lequel est écrit « Interdit de me donner des ordres » Là, j’éclate de rire, un bon rire franc et sonore. Les détenues me regardent interloquées.

Je dis : « Merci, ça fait du bien de rire en prison. Formidable votre T-shirt. Un bel humour »

« Ça te fait rire ? » Elle me regarde avec une telle insistance coléreuse que je suis envahie par un fou rire.

Je pleure de rire, j’ai mal aux côtes de rire, je sens que je vais devoir aller aux toilettes bientôt.

Le miracle se produit. Je sais que mon rire est communicatif. Quatre rires tonitruants résonnent bientôt sous le plafond bas.



« Alors ? pas trop angoissant ? Tu es contente ? Tu as travaillé sur quoi ? Yolande était présente ? »

La voix de Bernard est presque éteinte, il essaie d’être gai.

« Yolande c’est la détenue obèse ? » « Oui » « Pourquoi est-elle en prison ? » « Elle a éventré son patron avec un couteau de cuisine. » « On a travaillé autour d’un tableau surréaliste montrant un aigle de pierre qui se détachait d’une montagne et prenait son envol ».





EVELYNE W