Destination : 152 , L'autocar Ailleurs


La rivière de l'amitié

Pauline quitte la chocolaterie en courant pour ne pas rater l'autocar de 18 heure 05 . La pluie martèle le sol avec violence et ruisselle sur le bitume. Déjà, les lumières tremblotantes des phares du véhicule apparaissent à la sortie du virage. Les traits obliques de l'averse dansent dans leurs faisceaux. Pauline soupire, rassurée.

Elle s' installe à sa place habituelle, au fond de l'autocar. Son manteau est trempé et ses chaussures ont pris l'eau. Elle frissonne sur son fauteuil en similicuir.

A cette heure, en début de parcours, il n'y a que très peu d'usagers, chacun ayant pris soin de se préserver un espace de tranquillité de plusieurs sièges autour de lui. C'est ainsi que nous procédons, nous-autres humains, lorsque nous en avons le choix.

Pauline ne distingue que l'arrière de leur tête. Brune, blonde, grisonnante, encapuchonnée. Chaque soir, elle les retrouve à la même place.

L'adolescent qui ressemble à Harry Potter, la tête appuyée contre la vitre, des écouteurs sur les oreilles, coupé du monde, remuant imperceptiblement la tête, au rythme de la mélodie qu'il est le seul a entendre.

La grand-mère aux cheveux blancs comme neige, plongée dans la lecture d'un roman.

La petite dame et son caniche et le monsieur moustachu.

Il fait déjà nuit en cette saison à cette heure. Il n'y a pas de paysage. Par les fenêtres, on ne voit que le reflet de l'intérieur du car, comme un miroir perlé de gouttes d'eau qui brouillent les images. Le va-et-vient monotone et grinçant des essuie-glaces invite à la somnolence. La jeune-femme, fatiguée, ferme les yeux, bercée par les mouvements du véhicule.

Soudain, un choc violent secoue l'habitacle. Un grand fracas accompagné de jurons et de cris de surprise arrache brutalement Pauline de sa rêverie. Son corps est projeté contre le dossier du fauteuil juste devant elle, et l'ensemble du véhicule, penché vers l'avant, s' immobilise.

Le moteur ne tourne plus. Le chauffeur peste . Les voyageurs, hagards, se sont levés.

― Que s'est-il passé ?

― Où sommes-nous ?

Le chauffeur, enfin libéré de sa ceinture de sécurité, se retourne vers eux, le visage blême :

― Je ne comprends pas, le car a dérapé, il est parti en glissade et l'avant a basculé comme si le sol se dérobait sous les roues!

En effet, l'autocar pique dangereusement du nez, rendant tout déplacement à l'intérieur acrobatique.

― Il y a peut-être un trou dans la chaussée !

― On y voit rien du tout, ouvrons la porte !

Le chauffeur essaye désespérément d'actionner le bouton de l'ouverture automatique des portières, mais celui-ci ne fonctionne plus.

L'homme à la moustache s'acharne sur la poignée de l'ouverture qui refuse de céder. On ne distingue absolument rien à travers les vitres. La dame aux cheveux blancs, la mise en plis ébouriffée, toute tremblante, prend la main de Pauline. Harry Potter, semblant sortir d'une longue nuit de sommeil, les yeux écarquillés, demande de sa voix adolescente, détonante :

― On a eu un accident ?

― On ne sait pas, répond Moustache, le bus est planté à l'avant.

Le chauffeur, à son tour, s'échine à débloquer l'ouverture qui ne cède pas.

― Il faut casser une vitre ! dit la dame aux cheveux blancs.

― On ne va pas restés enfermés là-dedans ! ajoute la dame au caniche en le serrant contre sa poitrine.

Pauline découvre qu'elle porte à son cou un médaillon à l'effigie de son caniche, en signe de dévotion à son petit compagnon, témoignage d'une grande solitude ou d'une déception humaine.

― Je vais essayer d'ouvrir la portière du fond, dit Moustache, perché à l'arrière du car.

Et, bizarrement, cette ouverture cède. Moustache reste hébété, stoppé dans son geste large. Il se penche à l'extérieur, hésitant et, la voix pleine d'effroi, s'écrit :

― Nous sommes au milieu de la rivière !

Aussitôt, le reste des voyageurs et le chauffeur sont à ses côtés. Six têtes se penchent à l'extérieur et découvrent un torrent qui fouette la carrosserie.

― Nous sommes dans le Mezayon! On a quitté la route à l'endroit où il passe tout près de la chaussée !

― Comment allons-nous sortir de là ? pleurniche madame Caniche en cherchant dans son sac à main un mouchoir dans lequel elle souffle délicatement comme pour ne pas s'abîmer le nez.

― Est-ce qu'il y a une corde dans ce bus ? demande Moustache.

― Non, je ne crois pas répond le chauffeur, et la caisse à outils est dans un coffre sur le côté, à l'extérieur du véhicule.

― Je vais essayer de descendre, dit Moustache.

Et, s'agrippant à la portière, il balance ses pieds au raz de l'eau .

Les lumières de l'autocar se reflètent sur les flots.

Soudain, il lâche la portière et saute dans l'eau.

Le grondement de la rivière emplit la nuit.

― Il y a un fort courant ! crie Moustache, mais ce n'est pas profond !

En effet, il a de l'eau jusqu'à mi-cuisse.

Dans l'autocar, on aide Blanche-Neige à descendre. Elle a peur de sauter. Moustache la tire par les pieds, mais elle se cramponne aux autres voyageurs, le regard angoissé.

― Je vais me briser les os !

― Allez-y, madame, n'ayez pas peur !

Harry Potter cherche à faire fonctionner son téléphone portable mais il n'y a pas de réseau. Derrière ses lunettes, son regard transparent de rêveur glisse sur les choses sans s'y poser.

Blanche-Neige a enfin sauté ! Moustache la tient fermement car le courant la déséquilibre. Il l'entraîne vers une improbable rive que les lumières du car ne permettent pas de distinguer. Les autres voyageurs les voient disparaitre dans la nuit.

Un épais silence règne maintenant parmi les quatre personnes, perchées à l'arrière de l'autocar.

― Allons-y aussi! dit Pauline.

― Pourquoi le car est-il dans la rivière ? interroge Harry Potter.

Le chauffeur saute le premier, puis tend les bras à madame Caniche qui serre son petit chien contre son sein. Pauline suit, et enfin l'adolescent.

Ils se tiennent fermement les uns aux autres pour lutter contre la force du courant et avancent dans l'obscurité.

Chaque soir, à la même heure, ils étaient assis dans cet autocar à quelques sièges les uns des autres pour s'éviter, pour se ménager un espace de tranquillité, en s' ignorant, et les voici unis les uns aux autres pour ne pas tomber dans l'eau.

Ils arrivent enfin sur la rive. Moustache est là avec Blanche-Neige qui a eu un léger malaise. Il l'a allongée sur le sol et lui caresse le front. Madame Caniche sort de son sac à main un flacon d'alcool de menthe qu'elle lui passe sous les narines.

― Respirez bien, ça va vous requinquer.

En effet, celle-ci se relève doucement. Harry Potter lui prend le bras pour la soutenir.

― Essayons de rejoindre la route, ensuite nous trouverons bien une maison ou quelqu'un ! dit le chauffeur.

Leurs yeux, habitués à l'obscurité devinent une bande blanche sur le bitume. Ils sont sur la route ! Ils avancent comme des naufragés, sous la pluie qui n'a pas cessé, à l'affut d'une lueur, de quelque chose qui les sortirait de cette situation absurde.

Et puis soudain, au loin, apparait la lumière rassurante d'une fenêtre éclairée.

― Ouf ! crie Pauline et, de joie, elle serre Madame Caniche dans ses bras.

Aussitôt, Blanche-Neige embrasse à son tour Harry Potter, puis le chauffeur embrasse Pauline et tous , même le caniche qui se met à japper, participent à ce débordement d'émotion, tout ruisselants de pluie.

Ils ne sont pas très loin de l'autocar qui trempe lamentablement son nez dans la rivière.

Chaque soir à la même heure, ils se retrouveront dans cet autocar.

Ils se chercheront des yeux, choisiront une place tout près les uns des autres et ils se parleront.

Fabinuccia