Destination : 27 , L'incipit d'Antoine B.


L'opium du siècle

Après l’élimination de la France à l’Euro 2004, j’éteignis la

télévision. Ne restait devant moi qu’un écran vide et froid, un meuble

inerte que je fixais sans raison, me demandant pourquoi j’étais avachi

sur ce canapé, et comment j’en étais arrivé là.

L’effet excitant du match était en train de se dissiper et les couleurs

de la pelouse et des maillots des joueurs s’étaient fondues en une

teinte maladive. Sur la surface vitrée, je pouvais discerner les

contours de mon reflet, vautré dans des coussins qui se préparaient à

m’avaler et à se rabattre sur moi comme les parois d’un cercueil.

Autour de moi, c’était le silence. Pas de vacarme, pas de tumulte,

seulement ma respiration qui allait et venait comme une vague lente et

pleine de souvenirs. Et moi, plongé au milieu, ramené au large ou rejeté

à la mer. J’étais en train de voguer sur des eaux changeantes et presque

silencieuses. Seul me parvenait le chuchotement de l’eau qui me disait :

« it’s a perfect day », et je croyais en ces mots.

Ma respiration se faisait plus lente et je me rapprochais de la rive.

Je sentais que, d’une minute à l’autre, j’allais être déposé sur un

sable humide et froid, sous les étoiles glaciales d’un été qui n’avait

pas de raison d’être. Le rêve est comme une mer sous un ciel de

réalités. On sent d’abord qu’on plonge, puis, quand on est immergé, on

est ballotté entre des forces contraires, paradoxales. Puis vient le

réveil, quand on sait que bientôt le corps se retrouvera percé d’air et

de réalité.

Je me levai, la tête embuée de souvenirs indistincts. Avais-je dormi

devant la télévision ? Il m’avait semblé être absorbé par cet écran, ces

maillots qui couraient et ces présentateurs qui beuglaient. J’avais

saisi la télécommande d’une main mécanique, j’avais appuyé sur le bon

bouton, et tout était devenu gris, mort.

Je me dirigeai vers l’écran puis l’évitai finalement, pour faire le

tour de l’univers qui m’appartenait. Le silence n’était brisé que par le

bruit régulier de mes pas, et je passai derrière le canapé en écoutant

cet air immobile qui stagnait. J’avais l’impression que ma respiration

était emprisonnée dans un enfer qui me conduisait à recycler la moindre

particule d’atmosphère qui passait par là.

Pas un mouvement. Dans ma gorge, une boule se formait, et rien ni

personne ne pouvait me délivrer d’ici. Je me dirigeai vers la cuisine.

Tout était bien rangé, bien tranquille, comme si le temps avait été

arrêté, et je m’imaginais dans une espèce de remake des Langoliers de

Stephen King. L’air avait ce goût fadasse qui donne à la réalité une

nuance désespérante de vacuité. Même en tournant la tête vivement, pas

un souffle d’air ne venait ébranler mon cuir chevelu. Le seul mouvement

venait de moi.

J’avais de plus en plus l’impression d’entendre mon cœur qui battait.

Il s’accordait à ma respiration et au bruit de mes pas, dans un rythme

affreux de métronome organique. J’essayais d’imprimer à mon corps un

autre mouvement, je me faisais violence mais ne parvenais à rien d’autre

que cet emprisonnement du corps, comme si mes mouvements étaient

contrôlés par autre chose.

Tout prenait de la vitesse. Je commençai à m’affoler, mes pas suivirent

et ce fut le tour de mon cœur qui se mit en harmonie avec le tempo

général. Je voyais tout ce monde bouger autour de moi, ma tête secouait

dans tous les sens mais j’étais le seul être en mouvement. Dehors, les

nuages gris étaient en suspension dans un air lourd et vicié. A

l’intérieur, toute la décoration donnait l’impression d’être fixée et de

ne plus pouvoir bouger.

Revenu dans la cuisine, je m’emparai d’une cuiller en bois et fit

valdinguer les casseroles qui étaient accrochées en rangée sur le mur.

Mes yeux se fixèrent sur chacune d’entre elles, et je remarquai que je

ne soufflais qu’à chaque choc contre le sol. Le cœur lui aussi se

mettait au diapason des bruits de métal.

Effrayé par cette harmonie entre cet univers et moi, par le son étouffé

que faisait chacun de ces objets tombés au sol, je revins au canapé, là

où je m’étais finalement senti si bien. Quand je sautai dessus, je

m’enfonçai à nouveau dans le cuir mou, et regardai le plafond. Blanc.

Propre. Etouffant.

Où étais-je ? Que faisais-je ? Qu’attendais-je ? Je ne le savais pas,

mais j’avais l’impression qu’on me serrait à la gorge. Tout ce monde

m’étranglait et le canapé me menaçait encore de m’avaler tout cru.

J’espérais au fond de mon cœur que le plafond tomberait sur mon corps,

mais j’étais terrorisé à l’idée de n’entendre qu’un fracas silencieux,

comme si, finalement, rien n’avait aucune importance. Comme si j’étais

rayé de la bande son.

J’avais réellement besoin de quelque chose, d’une présence. Ma main me

répondit. Raidie, elle se dirigea vers le centre de mon plaisir

quotidien. Pendant un instant, je la regardais ramper fébrilement contre

mon corps et j’avais envie de la saisir avec l’autre main, de la mettre

au sol, de la soumettre à ma propre volonté, mais elle n’en faisait qu’à

sa tête. Elle sauta avec agilité sur la table basse du salon et saisit

la télécommande. En un tournemain, tous mes problèmes furent réglés.

J’avais devant moi le mouvement, et le son me parvint très rapidement.

J’étais toujours couché mais mon reflet était mis à néant par les

images qui défilaient. Je me mis à zapper pour trouver une autre chaîne.

Je tombai finalement sur la rediffusion d’un match de tennis. Un

français courait dans la moitié inférieure de l’écran, tandis que

l’autre semblait se promener sur la partie supérieure. Vu son nom,

c’était un Allemand. Ses jambes et ses bras me donnaient l’impression

d’être démesurés, il arrivait à atteindre n’importe quelle balle, où

qu’elle soit. Encore un dopé.

Je changeai finalement de chaîne. Le français était en train de perdre,

comme souvent. La seule chaîne culturelle de la télévision française

parlait de la deuxième guerre mondiale et de la débâcle française. Ces

derniers temps, ils n’avaient que ça à la bouche : la guerre, et encore

la guerre ! N’y avait-il pas d’autres choses à dire, à faire passer par

la télévision ? Comment oublier les vieux griefs si on parlait toujours

du passé ?

Finalement, j’appuyai sur un autre bouton de la télécommande, lassé par

ces discours d’un autre âge. J’y vis du vélo. Virenque, en tête,

semblait voler comme un oiseau, et dépassait ses adversaires avec une

tranquillité rassurante. Il était là, notre héros, chevauchant fièrement

son destrier de métal. Je restai scotché devant les images. Il

transpirait et mes yeux commençaient à se mouiller. L’émotion montait et

la voix des commentateurs sportifs aussi. Il ne restait plus qu’un

kilomètre de souffrance et d’efforts.

Bientôt Armstrong lui emboîta le pas. Il portait la couleur de l’or, et

avait l’air déterminé de celui qui voulait écraser son adversaire. Je ne

savais plus si les commentateurs encourageaient Virenque ou Armstrong.

Quant à moi, je regardai la combat des Titans qui se déroulait, criant,

exultant contre l’Américain, qui suçait la roue de mon héros.

Une goutte de sueur perla à ma tempe droite et commença à couler sur la

peau moite de mon visage, pour finalement rouler sous mon menton. Je

retins ma respiration pendant une ou deux secondes puis laissai mon

patriotisme s’échapper. Il ne restait qu’une centaine de mètres et les

deux hommes étaient au même niveau. Un mouvement de la tête pourrait

déterminer le gagnant de la course.

J’avais le cœur qui battait à tout rompre, l’impression que tout le

monde n’était que dans ce petit écran. Je sentais encore, à l’extérieur,

la présence oppressante d’un air immobile, mais l’ignorais car là était

le mouvement, là était la vie : le téléviseur me distribuait des

couleurs et des émotions, j’en avais les mains qui tremblaient. Mes

jambes ne me répondaient plus et aidaient notre Richard national à

écraser ses pédales, mon dos était en sueur et collait à mon tee-shirt.

Le nez en avant, je m’approchais de l’action. La ligne d’arrivée était à

portée de main, je tendis le bras pour l’atteindre, mais le vélo dévia

pendant un centième de seconde. Armstrong dépassa Virenque et je criai

de désespoir. Ne voulant pas voir le classement humiliant, je mis une

chaîne au hasard.

Retour à la chaîne culturelle : débarquement du 6 juin 1944.

Finalement, j’éteignis la télévision, en gardant au fond de moi un

espoir secret : « un jour, nous reverrons des français gagner »

Florent