Destination : 27 , L'incipit d'Antoine B.
Les trains, toujours les trains
Après la seconde guerre mondiale, les trains recommencèrent à
rouler. Ils repartirent d'ailleurs plus tard qu'on l'aurait pensé. Une
fois l'armistice signé, rien n'était rentré dans l'ordre, et les chemins
de fer étaient toujours vide. Pendant l'été, l'herbe eut le temps de
pousser et de jaunir entre les traverses et la voie donnait l'impression
d'avoir été abandonnée pendant très longtemps.
Les premiers trains à passer furent des trains de marchandise. Mon
petit frère Johannès et moi les suivions souvent en courant, de loin
pour ne pas se faire accrocher. Tout à notre bonheur, nous essayions de
les rattraper mais les machines allaient vite et s'en allaient en
sifflant. Malgré tout, Johannès et moi partions à leur poursuite, puis,
quand l'un d'eux étaient passé, nous attendions le prochain, prêts au
démarrage, et nous repartions.
Ce fut notre jeu préféré pendant la fin des grandes vacances. Dès que
nous entendions le train, nous commencions à marcher, à trottiner, puis
nous partions, nos jambes élancées dans une course effreinée. Nous nous
trouvions dans une montée, ce qui nous permettait de les suivre un peu
plus longtemps.
Un jour, un train allait moins vite que les autres. Il avait l'air
chargé de tonnes et de tonnes de marchandise, et j'avais presque
l'impression que nous pourrions sauter à l'intérieur, et nous emmener
par monts et par vaux, dans d'autres univers.
Nous faisions déjà la même chose pendant la guerre, même si notre père
nous y interdisait. Cela nous avait toujours amusé de suivre les trains,
jusqu'au jour où nous suivîmes un de ces convois dont on entendait
parler de partout en ville. Je ne savais pas exactement de quoi on me
parlait, et Johannès n'avait, lui aussi, entendu que des rumeurs. On
disait que les trains étaient remplis de morts, et cette seule idée nous
conduit à venir gravir cette colline, où tous les trains ralentissaient,
pour voir passer ce transport particulier.
Nous imaginions des trains remplis de fantômes hurlant au vent, et nous
avions très peur des esprits, surtout Johannès, qui avait la chair de
poule rien que d'en parler. Mais à la suite d'un pari avec des camarades
de classe, nous avions décidé de venir ici, pour éclaircir ce mystère.
Comme des Allemands passaient parfois le long de la voie, nous nous
étions cachés derrière un buisson pour regarder passer le Train de la
Mort, la tête remplie d'images de fantômes qui faisaient dresser nos
cheveux sur la tête.
Nous avions très peur de ce qui allait venir, mais nous l'affrontions,
car si nous nous débinions, c'était toute l'école qui allait nous rire
au nez. Nous avions donc évité nos parents pour l'après-midi et attendu
le convoi de l'après-midi, bien cachés derrière des buissons.
Je ne sus combien de temps nous attendîmes, avant d'entendre les
premiers éclats de voix, qui avaient l'air des plaintes sourdes de
fantômes voulant leur vengeance. Nous tendions l'oreille, prêts à
connaître l'histoire ce chacun de ces esprits, pour pouvoir le décrire
plus tard, et avoir ainsi une preuve pour nos camarades.
Quand l'avant du train apparut, après le tunnel que le train devait
traverser, Johannès prit peur, car les voix, auparavant étouffées par le
souterrain, éclataient maintenant à pleine puissance. Il y avait des
cris, des supplications, des pleurs, et je n'étais plus sûr de vouloir
rester ici.
Tandis que Johannès courait à la maison, car il avait trop peur,
j'étais tétanisé par l'effroi et mes yeux ne voulaient se détacher du
train qui avançait. Je distinguai bientôt plusieurs mains, plus ou moins
abîmées, qui se tendaient au-dehors de l'ouverture minuscule qui,
normalement, servait au bétail. Ce n'était pas un train de passagers,
mais le Train de la Mort, qui chariait, contrairement à ce que je
pensais, des centaines de corps serrés, compressés, dont la plupart
étaient morts ou presque. Leurs cris retentissaient dans mes oreilles et
faisaient pression sur mes tempes, le bruit était infernal et il
résonnait dasn les échos métalliques du train qui avançait de façon
imperturbable.
Bientôt, le véhicule fut à ma hauteur, et il accéléra. Les voix, toutes
très aiguës et très faibles, tentaient encore de se faire entendre, mais
j'étais leur seul spectateur et ne pouvais rien pour aider ces gens, car
je ne pouvais pas atteindre leurs mains et que je ne voyais pas comment
j'aurais pu les sauver de leur Enfer.
Mon coeur se souleva tellement que j'eus l'impression qu'il avait fait
une boule dans ma gorge. J'avais à la fois envie de crier, de vomir et
de pleurer, et je ne savais pas lequel choisir. Mon corps décida
finalement de ne pas réagir et de me laisser, immobile, les yeux fixés
sur ces mains, qui se faisaient lacérer par des branches d'arbres
quelque fois, leur sang gouttant sur les bords du chemin de fer.
Jamais je n'oubliai cette image et ces sons. Pendant plusieurs mois, je
gardai pour moi tous ces détails, et j'en rêvais toutes les nuits, me
voyant couper les mains avec une immense cisaille pour l'un de ces
hommes en uniforme, et, quand j'essayais de refuser, de faire autre
chose, je me réveillais en sueur dans mon lit, et seule l'obscurité de
ma chambre répondait à mes frayeurs. Cette obscurité qui se teintait
parfois de cris presque inhumains et de supplications dans des langues
que je ne connaissais pas.
Je ne racontai donc à personne, même pas à mon petit frère, l'histoire
du Train de la Mort. J'étais beaucoup trop effrayé pour le faire, comme
si les mots s'apprêtaient à se matérialiser. Alors, quand on me dit que
le pont qui enjambait la rivière avait sauté, j'étais content, mais je
n'expliquai à personne pourquoi.
Mon père, lui, avait dû comprendre ce que j'avais vu, et peut-être
m'avait-il suivi, car quand je n'étais pas sage, il me disait toujours :
-- Si tu continues à faire l'imbécile, nous prendrons les trains qui
partent.
Mon coeur en profitait toujours pour se recroqueviller dans un endroit
caché de ma cage thoracique et se refroidissait d'un coup. Je ne pris
pas le train avant des décennies.