Destination : 36 , Autofictionnellement votre


Envolée

A dire vrai, j’ignore à quel moment et de quelle manière, cela a commencé. Le premier souvenir que j’en ai doit se situer au cours de ma huitième année.
Les enfants jouaient, dans la cour, au « ballon prisonnier », vous savez ce jeu qui consiste à éviter les balles lancées par le camp rival, et tenter à son tour de toucher les adversaires. Je fus invitée, pour la première fois, à y participer, malgré mon handicap évident à me faire des amis.
Ce fut une révélation. J’étais agile et rapide, j’anticipais les tirs et esquivais, tel un torero, le missile de caoutchouc. Je connus, dès lors, une popularité assez disproportionnée, voire quelques véritables moments de gloire.
J’aurais donc pu savourer pleinement le confort que m’offrait cette « promotion », si je n’avais eu la crainte permanente d’être démasquée. Ma soudaine notoriété ne reposait, en effet, que sur une infâme tricherie.
Ma ruse consistait en une astuce toute personnelle et suffisamment discrète: je ne touchais pas le sol.
Décoller de quelques centimètres et me mouvoir ainsi, en suspens, m’était tout naturel, et je découvris que ces déplacements sur coussin d’air se révélaient bien plus efficaces que ceux de mes camarades, qui, eux, n‘utilisaient que l’impact du sol pour courir.
Ce fut ma botte secrète, ma martingale, durant de nombreuses années. Je l’employais, plus tard, lors des épreuves de saut, et au cours de judo.
Le bien-être que je tirais de cette lévitation m’incita, relativement tôt, à progresser en hauteur. Je fis quelques vols d’essai dans ma chambre, avant de prendre régulièrement mon essor au jardin public. Une étrange et merveilleuse ivresse s’emparait alors de tout mon être. Le frémissement des feuilles à la cime des arbres, les fraîches effluves du vent, les cris des mouettes à mon approche, les embruns parfumés du grand large et cette incomparable sensation de liberté, me procuraient un bonheur proche de l’extase.

Les premiers signes de la puberté ont sonné le glas de mon enfance, et, avec elle, la faculté de voler.
Je n’en éprouve ni regret, ni amertume, mais, aujourd’hui, encore, lorsque j’ouvre les bras, mon ombre prend la forme d’un oiseau.


Jeanne