Destination : 5 , Si on s'écrivait ?


Lettre anonyme

Cher Monsieur Z,

Si je vous écris aujourd’hui c’est qu’après de longs jours de doute, j’ai finalement décidé de vous faire connaître mon secret.
Un secret non partagé finit toujours par s’oublier, et celui-ci est si extraordinaire que ce serait dommage de le gâcher. Vous en ferez ce que vous voulez; je vous sais capable de le comprendre.

Il faut donc que vous sachiez ce qui est arrivé le 20 mars dernier, la veille du printemps et le jour de la fête du cinéma. Les tarifs étant réduits, je suis allée voir plusieurs films et , notamment « Les princes de Shangaï ».
Je ne m’attendais pas à ce que ma vie change, ni aussi vite, ni surtout de cette manière. Mais lorsque vous êtes apparu à l’écran, j’ai été littéralement saisie. Evanouie la salle obscure, disparus les spectateurs, volatilisé le monde entier.
Il y eut vous, unique.
Banal coup de foudre, vertige passager ou simple rappel primitif du printemps? Non, ça n’avait rien à voir. Je ne vous parle pas d’amour, ce serait plus facile à comprendre, mais plutôt du rapt de mon âme.
J’ai été projetée sans ménagement dans vos pensées.

Le film est bon, on me l’a dit. Je n’ai pas pu le voir, car vous étiez , à ce moment-là, tout bêtement occupé à examiner quelques cheveux blancs dans le miroir de votre salle de bains. Vous avez maudit les rides que vous y avez vues, et vous avez éteint.
J’ai eu très peur, cette première fois, je vous l’avoue. Pas seulement de me retrouver dans la peau d’un acteur chinois de cinquante ans, mais surtout de ne plus me retrouver. Je me suis tellement oubliée pendant ces quelques secondes que j’ai eu du mal à me reconnaître au retour. Et puis, la magie a opéré tout de suite, et je me suis sentie si apaisée que je suis repartie en vous, rassurée.
Lorsque vous vous êtes couché près de votre femme, qui dormait déjà, nous avons regardé le rayon de lune qui traversait la persienne et j’ai attendu le sommeil avec vous…jusqu’à la fin du film.
Les jours suivants , je partageai vos moments de joie et de bien-être, mais aussi vos instants d’inquiétude et d’ennui, des émotions si intenses, en tout cas, et si différentes des miennes que je n’en soupçonnais pas même l’existence avant notre rencontre.
Je fus tentée, bien sûr, de consulter un spécialiste, ou tout au moins, d’en parler autour de moi. Mais je me suis tant habituée à ce voyage transcendantal, cette espèce de zapping télépathique, que ma vie n’aurait plus de sens sans cela.

Voilà, cher Monsieur Z, retracée en quelques mots, l’aventure inouïe que je vis depuis quelques mois, et je serais curieuse de savoir si vous en avez ressenti les effets. Je le saurais probablement bientôt quand je maîtriserai mieux la gestion de vos sentiments.
J’espère ne pas vous avoir éffrayé. Il n’y a pas de raison, je resterai discrète.
Vous êtes quelque un de bien, vos décisions sont droites, votre esprit est beau et limpide. Je suis donc fière et heureuse de partager votre vie et d’en être la seule véritable complice.

A très bientôt, donc, puisque quand vous lirez cette lettre, je serai là.


Amitiés.


Jeanne