Destination : 91 , Traîtres
Le jour où l'on ne m'a pas trahie
« Voici la lettre que j’ai trouvée ce matin dans mon casier. »
Il agite doucement une feuille légèrement froissée, devant les élèves, suscitant, tout à coup, la curiosité et l’attention. Quelques chaises finissent de racler leurs pieds, une toux s’étouffe et le léger nuage de chuchotements qui flottait s’évapore. Il a pris une pose de statue, bras levé, regard neutre, sourire indéfectible.
Le silence entre, enfin, dans la salle et s’installe tranquillement autour de nous.
Je suis restée debout. Je n’ai pas pu m’asseoir, le séisme qui traverse mon corps m’en empêche. La lettre qu’il brandit, c’est la mienne, celle où j’ai déversé impudiquement mes tragiques états d‘âme, étalé courageusement mes tripes, celle que mes larmes de dépit ont un peu tachée. Comment peut-on survivre à une telle situation?…Il avait déjà mis entre nous la loi et la décence, pensant que j’allais renoncer, m’avait traitée de lolita, avait brandi l’excuse de mon âge et de mon apparence enfantine, pour me repousser. Et aujourd’hui, alors que ma décision est prise de l’écouter enfin, de lui donner raison, de « laisser le temps au temps » , comme il le dit…il va me trahir de cette manière? Il veut m’anéantir, me rayer de la carte!
J’essaie l’exercice de respiration que j’ai appris au yoga, je dois visualiser la scène, prendre du recul… mais rien n’entrave la tempête qui se lève dans mon crâne, déjouant toute tentative de reconquête de mon esprit. Je reste debout, donc, et ma verticalité vacillante face à celle triomphante de M. Malkov, ressemble à un défi, et me dénonce totalement, sans ambiguïté, comme auteur de la lettre.
Les regards braqués, tels des projecteurs, nous isolent sur la scène; nous sommes deux, et je n’ai pas le beau rôle.
Il baisse lentement le bras, tourne un peu la tête, et dégaine, sans prévenir, un œil bleu glacier qu’il plante dans les miens. Un ange noir bat des ailes autour de nous, rien ne bouge plus, on a coupé toute respiration, le temps semble mis en pause. Seul, mon cœur, dans sa cage thoracique, tambourine régulièrement et emplit l’espace sonore déserté. Les regards suivent, maintenant, le va-et-vient d’une balle de tennis imaginaire entre nos deux visages.
« Voici, donc, la lettre que j’ai trouvée dans mon casier. C’est un exercice de style assez réussi, une illustration parfaite du thème abordé la semaine dernière, un parangon du genre, et je voudrais vous féliciter, mademoiselle G.
Vous obtenez la meilleure note, malgré le retard pris pour me rendre cette dissertation. Et je suis sûr que vos camarades ne m’en voudront pas, d’autant plus que je n’ai pas été très indulgent avec vous, ce dernier trimestre. Vous pouvez vous asseoir…Nous allons décortiquer aujourd’hui la phrase de Nietzshe: La connaissance tue l’action; pour agir, il faut que les yeux se voilent d’un bandeau d’illusion. »
Mes jambes ne m’ont plus soutenue, une chaise m’a accueillie, et je suis revenue parmi les vivants, mes frères et sœurs de Terminale, complètement inconscients du drame qui ne s’était pas joué sous leurs yeux
Trois ans plus tard, dans un couloir de faculté, je croisai M. Malkov. Il portait son éternel jean noir, ses cheveux blonds avaient poussé avec sa barbe, et le charme qu’il exerçait sur moi était intact. Nous ne nous sommes plus quittés pendant les six années qui suivirent. Au milieu des affaires et dossiers qu’il a laissés, la mort ne lui ayant pas donné le choix, j’ai retrouvé sur un papier froissé, l’adolescente fougueuse que j’étais. Je n’ai jamais su, au fond, s’il avait, ce jour-là, l’intention de lire cette lettre à haute voix…