Destination : 101 , L'autre c'est moi *
Fils du Mozambique
Hall de la gare, côté « arrivée », debout devant la porte extérieure, un homme de taille moyenne, vêtu d’un jean légèrement délavé, d’une chemise blanche et d’une veste de tailleur beige chiné : il est beau. Sa valise noire à roulettes debout devant lui, il attend. Je peux, de loin, voir son regard inquiet scrutant l’étendue du parking, à ma recherche.
« Viendra- t-elle ? » se dit-il alors que je ne suis pas encore en retard ; 13 heures sonnent à l’instant où je m’approche de lui. Ses lèvres charnues, ourlées de sensualité, s’étirent alors en un sourire engageant et soulagé.
Nous devisons sur nos vies respectives, assis sur un banc face au lac, sous le chaud soleil de ce mois de janvier un peu fou. Comment appréhende-t-il ce voyage, est-il inquiet, est-il content ? Il me parle de ses angoisses, de ses espoirs, de sa recherche. Je l’écoute comme d’habitude, heureuse de ses paroles, heureuse de sa présence, de sa confiance.
Dans quelques heures, il sera au Portugal, en famille ; dans quelques jours, il sera au Mozambique, à la recherche de cette propriété, perdue un jour de printemps 1974. Il avait 3 ans alors et le bonheur venait de le quitter pour longtemps.
Aéroport de Maputo : l’avion vient de se poser. Il a récupéré sa valise, son frère est à ses côtés, il lui servira de guide à travers leurs souvenirs ; les siens sont bien flous. Sur les avenues Karl Marx et Vladimir Lénine, de lourdes berlines côtoient de vieux tacots. L’air est humide, la chaleur est forte, la moiteur est partout. Installé dans le taxi qui les conduit à l’hôtel, du côté de la rue Marques de Pombal, il s’imprègne de cet air, de ces images nouvelles pour lui, de ces visages inconnus qui le resteront.
Les odeurs, les couleurs, les sons, les rythmes, les rituels, tout est nouveau ici. Ce matin il a décidé de quitter les grandes avenues pour s’enfoncer dans le cœur de la ville. Ses yeux déjà si grands, s’élargissent encore pour tout photographier, pour tout emmagasiner. Après avoir admiré la gare ferroviaire et ses couleurs pastels, il a jeté un œil à la cathédrale Notre Dame de la Concession, observé sa flèche blanche plongeant dans le ciel bleu. Il n’est pas entré, le Bon Dieu il n’y croit pas vraiment ; de toute façon il a déjà fait mieux que Joseph, lui ce n’est pas un enfant qu’il a accueilli comme le sien mais quatre !!! Il s’enfonce donc dans les ruelles, se laisse happer par les odeurs d’épices, se laisse bousculer par tant de désordre, heurter par cette pauvreté incroyable, entrainer par cette gentillesse et cette gaité déplacées pour lui dans pareil environnement. Il est déconcerté, il est confiant, il est cependant inquiet de ce qu’il retrouvera, de ce qu’il entendra. Plus tard, bien plus tard il me dira :
« J’avais peur d’apprendre que nous avions été des salauds de colonisateurs, que nous n’avions fait que du mal à ce pays. Mais non, les gens que j’ai rencontrés regrettent tous notre départ. Avant quand nous étions là, ils n’avaient pas la liberté de paroles, c’est vrai, mais aujourd’hui ils ont à peine celle de vivre. »
Arrivée sur Beira : la végétation est plus importante, la ville est plus petite, l’Afrique du Sud est loin, l’océan est toujours tout près. La pauvreté est encore plus évidente, la joie de vivre l’est moins. Le sida, la prostitution la mendicité, l’agressent davantage : il arrive près du lieu de son pèlerinage. Il sera accueilli par ceux qui vivent désormais dans cette maison. Elle est délabrée, elle n’est pas entretenue comme le reste de la ville. Le domaine s’étend à perte de vue, il n’est pas cultivé, plus rien ne subsiste de l’abondance arrachée à cette terre par ses parents, à force de sueur, à force de travail. L’émotion l’étreint quand enfin il rencontre cette vieille femme. Elle a connu son père, elle les a vu enfants, lui, ses frères et sa sœur. Il se penche vers la terre de sa naissance, lentement des bruits arrivent à son oreille, des couleurs s’étalent devant ses yeux. Il se relève, autour de lui quelques arbres, il y grimpe et recueille les litchis les plus goûteux de sa vie. Un homme veut l’emmener voir une maison :
« C’est votre père qui l’a construite, vous verrez, elle est belle. »
Il ne reste plus grand-chose de sa splendeur, mais l’œil du professionnel n’a pas de mal à rétablir le prestige de la bâtisse. Sur le chemin du retour, il pourra encore observer une œuvre magistrale, témoin du brio architectural de son père : une superbe salle des fêtes et sa charpente savamment voutée.
Le lendemain, il déambule sur le maigre marché, il cherche vainement les étals débordant de fruits et légumes, il traque ceux qui devraient déborder de poissons. Rien, rien que de maigres échoppes, de pauvres draps posés à même le sol offrant quelques menues bricoles. Partout des enfants, livrés à eux même le sollicitent pour obtenir quelques pièces. Pendant plusieurs jours, il offrira le petit déjeuner d’un gosse aux grands yeux noirs, souriant sans cesse.
Il va au devant des gens, il questionne, il interroge :
« Mais avant c’était comment ici ? Vous aviez un travail, un revenu ? Il y avait des hôpitaux, des écoles ? Ces bâtiments que je vois là, ils ne sont plus entretenus, pourquoi vous ne les réparez pas ? »
Il obtiendra des réponses partielles, des gestes désabusés, des regards surpris : qui est ce portugais qui s’interroge sur leur histoire plus de 30 ans après l’indépendance de leur pays ? Pourquoi veut-il tant savoir comment vivait les mozambicains à cette époque ?
La plupart, d’ailleurs ne le savent pas, ils ont moins de 30 ans et leur souci actuel est de manger tous les jours, de ne pas sombrer dans la facilité de la drogue, ils ne comprennent pas ce que veut cet homme mais lui répondent quand même.
Lui ne sait que penser de ce délabrement, de cette inertie qui semble clouer tous ces gens dans une acceptation de leur condition. Il ne peut comprendre l’acceptation et le fatalisme, lui qui a construit des maisons comme d’autres construisent un empire, lui qui veut toujours plus par réaction à sa propre misère. « Toujours faire un pas de plus après le dernier que tu ais pu faire » : telle est sa devise.
Coimbra : Portugal. Il est sur la tombe du père, il a dans ses poches un peu de terre du Mozambique. Il la répand sur cette tombe et raconte son voyage. Il dit sa fierté d’être son fils, son soulagement de n’être pas le fils d’un salaud. Il est en paix, pour un temps.