Destination : 59 , Docteur, je suis fou!


Dehors/Dedans

Docteur, je viens vous voir parce que j’ai des mauvaises pensées et j'ai peur tout le temps, dehors et dedans

Sortir... Tous les jours... Il le faut, sinon je n'arriverai plus à recréer le "dehors"...
Il sombrera dans ma tête sans issue possible ...
Déjà c'est plus difficile de maintenir sa réalité ... Et de pénètrer de force son image mouvante et hostile.

"Dehors" je le sais, tout pique, tout griffe, tout déchire, tout blesse.
Soleil brûlant, épines acérées, avides de la moindre goutte d'eau, de la moindre goutte de sang.Les pierres, les ronces, les chardons, les lianes de salsepareille et même les feuilles de chêne vert jonchant le sol déssèché m'écorchent les jambes et les pieds.
La garrigue se défend et agresse pour survivre.
Saisons à jamais perdues, ce monde reste dur, vert et piquant toute l'année.
Je suis en manque d'un cycle vital essentiel: désir inassouvi des grands arbres nus suppliant le ciel d'hiver, attente fébrile des bourgeons, de l'explosion des feuilles, de la renaissance de la vie.
Pourtant, bref paradoxe, un feu d'artifice de fleurs irréelles et magiques illumine un moment un printemps vite englouti par l'été.
Retour de l'aride et de la sécheresse....
Les quelques pas qui me restent à faire sont comptés... Disparition du "dehors" qui s'évanouit par pans entiers.
Chassée vers le refuge illusoire de la maison, je regagne le "dedans".
"Dedans", autres tourments...
Le "dedans" existe en dehors de moi". Je peux y survivre avec quelques précautions et quelques ruses: ne pas trop examiner le décor qui me guette, plonger dans un livre , me laisser absorber par la TV ou m'isoler dans la musique pour changer d'univers...
Alors le "dedans" me tolère...
Mais souvent je me laisse prendre au piège et je jette un coup d'oeil furtif sur ce qui m'entoure: la maison se dégrade lentement mais inexorablement, papiers peints décollés, carrelage cassé, canapé défoncé etc... et je sens que je me dégrade avec elle ... Déja je perds mon intégrité et je dérive vers le néant. Je me laisse emporter par des crises d'angoisse... Je me noie dans l'air épais... Gorge nouée,
poumons rétrécis, coeur qui s'emballe, sueurs, tremblements, je ne peux plus respirer.... Je ne suis plus moi et pourtant, je survis à la douleur par réflexe, végétative, étrangère à mon propre corps.
Mais ce n'est pas le seul danger à l'affût dans le "dedans".
Les choses s'entassent, s'amoncellent en strates, en colonnes, en tas et menacent de m'engloutir, de m'ensevelir, de m'avaler. Des choses
toujours de plus en plus nombreuses, s'accumulent, se pétrifient, résidus d'une vie, et cherchent à me faire disparaitre dans leur lent débordement. Pensées morbides, inutiles combats pour leur échapper.
Danger aussi, la lutte incessante contre l'entropie, la tendance irrémédiable de l'ordre à retourner au désordre. L'invasion de la poussière, impossible à contenir, les mille petites actions de la journée, toujours à recommencer, inexorablement.
Batailles dérisoires perdues d'avance, je n'ai plus l'envie ni
l'énergie de les affronter.
Le "dedans" le sait et me retient prisonnière, jusqu'à ce que
poussière, je retourne moi aussi en poussière.
A moins que je n'aie la chance de m'échapper vers un autre monde, par la porte de l'imaginaire ou celle de la folie ou même de quitter à jamais cet univers hostile.
Peut-être!... Je ne pressents rien... J'espère seulement...

"....J'allais seul sur la route,
Sans dire ni oui ni non
Mon âme s'est dissoute
Poussière était mon nom..."

Charles Trénet (La folle complainte)

kanga