Destination : 272 , Première fois


Pour cette nouvelle destination, c’est par hasard que j’ai rencontré son thème. Alors que j’étais en « pension » chez une personne de ma famille, dans la chambre d’un des grands enfants, j’ai vu épinglé au mur un mot manuscrit. Je me suis approché pour y découvrir un texte magnifique, manifestement d’un auteur, d’un style que je qualifierais de « belle littérature française du début du 20ème siècle ».
Cela évoquait pour moi quelque chose qui ressemblait à du Marcel Pagnol avec plus de classe, du Hervé Bazin avec plus de poésie et de douceur, peut-être aussi quelque chose qui me faisait penser à Maurice Druon dans « Tistou les pouces verts », à moins que ce ne soit un goût de « l’enfant et la rivière » d’Henri Bosco. Bref, cette découverte fit remonter en moi ce plaisir d’enfant découvrant un texte bien écrit qui me transporte près des émotions que son auteur a bien voulu nous communiquer.
Ce devait être la première fois que je lisais un texte « entier » de Pierre Loti.
Bien sûr, je connaissais de nom cet écrivain et je m’étais toujours dit que je le lirai, ne serait-ce que parce que c’est un écrivain emblématique du voyage et de ses amateurs.
Son texte, que je venais de découvrir, est apparemment un classique de ce qui est proposé à la lecture pour nos collégiens et je regrette de ne pas avoir été au collège, à découvrir, à étudier ce texte pour la première fois. Il s’agit de la description par le narrateur de sa première rencontre avec la mer. Une rencontre faite d’imagination, de poésie, d’émotion. Vous trouverez plus bas ce texte, dans une version plus longue que celle que je découvris dans la chambre.
Pour cette destination, la consigne est assez simple : nous écrire, nous conter, nous déclamer en poésie, nous chanter, nous communiquer une première fois. Peut-être peut-il être particulièrement intéressant bien que difficile de nous laisser dans une sorte de suspens quant à cette rencontre : vous nous faites découvrir quelque chose qui se dessine petit à petit jusqu’à ce que nous réalisions votre rencontre, en prenant garde que le titre ne nous dise pas tout ?

Enchantez-nous !

JFP

Pierre Loti :
http://www.bibliomonde.com/auteur/pierre-loti-126.html />
A noter qu’il y a une dizaine d’années environ, je proposais une destination (81) « bien Loti(s) » que vous pouvez consulter et qui ne m’avait pas pour autant fait rencontrer l’auteur !
http://www.ailleurs-atelier.com/affichedestination.php?numero=81

Chapitre IV du « Roman d’un enfant ». Pierre Loti. 1890

Je voudrais essayer de dire maintenant l’impression que la mer
m’a causée, lors de notre première entrevue, — qui fut un bref et
lugubre tête-à-tête.
Par exception, celle-ci est une impression crépusculaire?; on y voyait à
peine, et cependant l’image apparue fut si intense qu’elle se grava d’un
seul coup pour jamais. Et j’éprouve encore un frisson rétrospectif, dès que
je concentre mon esprit sur ce souvenir.
J’étais arrivé le soir, avec mes parents, dans un village de la côte saintongeaise,
dans une maison de pêcheurs louée pour la saison des bains.
Je savais que nous étions venus là pour une chose qui s’appelait la mer,
mais je ne l’avais pas encore vue (une ligne de dunes me la cachait, à
cause de ma très petite taille) et j’étais dans une extrême impatience de la
connaître. Après le dîner donc, à la tombée de la nuit, je m’échappai seul
dehors. L’air vif, âpre, sentait je ne sais quoi d’inconnu, et un bruit singulier,
à la fois faible et immense, se faisait derrière les petites montagnes
de sable auxquelles un sentier conduisait.
Tout m’effrayait, ce bout de sentier inconnu, ce crépuscule tombant
d’un ciel couvert, et aussi la solitude de ce coin de village… Cependant,
armé d’une de ces grandes résolutions subites, comme les bébés les plus
timides en prennent quelquefois, je partis d’un pas ferme…
Puis, tout à coup, je m’arrêtai glacé, frissonnant de peur. Devant moi,
quelque chose apparaissait, quelque chose de sombre et de bruissant qui
avait surgi de tous les côtés en même temps et qui semblait ne pas finir?;
une étendue en mouvement qui me donnait le vertige mortel… Évidemment
c’était ça?; pas une minute d’hésitation, ni même d’étonnement que
ce fût ainsi, non, rien que de l’épouvante?; je reconnaissais et je tremblais.
C’était d’un vert obscur presque noir?; ça semblait instable, perfide, engloutissant
; ça remuait et ça se démenait partout à la fois, avec un air de
méchanceté sinistre. Au-dessus, s’étendait un ciel tout d’une pièce, d’un
gris foncé, comme un manteau lourd.
Très loin, très loin seulement, à d’inappréciables profondeurs d’horizon,
on apercevait une déchirure, un jour entre le ciel et les eaux, une
longue fente vide, d’une claire pâleur jaune…
Pour la reconnaître ainsi, la mer, l’avais-je déjà vue??
Peut-être, inconsciemment, lorsque, vers l’âge de cinq ou six mois, on
m’avait emmené dans l’île, chez une grand’tante, sœur de ma grand’mère.
Ou bien avait-elle été si souvent regardée par mes ancêtres marins, que
j’étais né ayant déjà dans la tête un reflet confus de son immensité.
Nous restâmes un moment l’un devant l’autre, moi fasciné par elle.
Dès cette première entrevue sans doute, j’avais l’insaisissable pressentiment
qu’elle finirait un jour par me prendre, malgré toutes mes hésitations,
malgré toutes les volontés qui essayeraient de me retenir… Ce que
j’éprouvais en sa présence était non seulement de la frayeur mais surtout
une tristesse sans nom, une impression de solitude désolée, d’abandon,
d’exil… Et je repartis en courant, la figure très bouleversée, je pense, et les
cheveux tourmentés par le vent, avec une hâte extrême d’arriver auprès
de ma mère, de l’embrasser, de me serrer contre elle?; de me faire consoler
de mille angoisses anticipées, inexpressibles, qui m’avaient étreint le
cœur à la vue de ces grandes étendues vertes et profondes.

Livre téléchargeable gratuitement ici : http://www.bibebook.com/bib/le-roman-d%E2%80%99un-enfant

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