Destination : 353 , Point aveugle


Avant de vous expliquer plus ou moins clairement ce qu’est cette notion de point aveugle, laissez-moi vous présenter si vous ne le connaissez pas, Javier Cercas. Ce grand écrivain d’origine espagnole, catalan comme il se revendique, est de ces intellectuels à la pensée limpide et puissante qui pour autant restent d’une grande modestie.
Même si son œuvre a essentiellement pour décor l’Espagne et une Espagne au passé, ce qu’écrit cet écrivain dépasse la péninsule ibérique pour nous parler à tous.
Pendant une bonne partie de sa vie, Cercas a suivi des études universitaires puis a enseigné la littérature en menant en parallèle une carrière d’écrivain. Au début des années 2000, il rencontre le succès et la reconnaissance internationale en publiant « les soldats de Salamine ». L’histoire, tirée d’un fait réel, se déroule pendant la guerre civile espagnole, au moment où les franquistes s’apprêtent à prendre le pouvoir. Les républicains se replient et décident d’exécuter d’importants franquistes qu’ils avaient fait prisonniers. La scène se déroule dans les Pyrénées, non loin de la frontière avec la France. Un des prisonniers qui doit être exécuté parvient à s’enfuir. Les républicains le poursuivent, et l’un d’eux l’intercepte, il a pour ordre de le tuer par balle. Il le met en joue, un autre soldat au loin lui demande s’il a trouvé le prisonnier, car il faut partir. Le soldat répond que non, il ne l’a pas vu, et lui laisse la vie sauve. Il n’épargne pas une personne sans importance, non, c’est un franquiste de la première heure, un des créateurs de la phalange d’extrême droite.
Rapprochons-nous du point aveugle. Qu’est-ce que Javier Cercas théorise ainsi ? Il met là en exergue une des fonctions du roman qu’il apprécie le plus (et je suis de son avis) : le fait de poser les grandes questions sur la nature humaine, celles qui ressemblent à des énigmes, et disons-le tout de suite pour lesquelles nous n’avons pas la réponse. Dans les « soldats de Salamine » l’énigme est de se demander dans une guerre cruelle, où comme dans toutes les guerres il faut tuer pour ne pas être tué, où celui qui désobéira sera tué par les siens, de se demander « pourquoi le soldat a-t-il épargné son ennemi » ? Toute réponse rapide et évidente ne peut être qu’une mauvaise réponse et le point aveugle que désigne Cercas est cette zone où seul le lecteur peut éventuellement se faire une opinion, où l’auteur n’aura pas tranché la question, n’aura pas orienté la réponse. L’art de l’écrivain revient alors éclairer au maximum ce point aveugle. Citons deux autres romans de Javier Cercas pour illustrer cela : dans « l’imposteur », il revient sur une histoire incroyable où un homme s’est fait passer pendant des années pour un rescapé des camps de concentration, devenant président de l’association espagnole de ces rescapés. Cet homme a été démasqué par un historien « amateur », amateur au sens où non reconnu par le système. Après coup, il s’avère que les témoignages de cet imposteur étaient farfelus et qu’il aurait du être confondu il y a bien longtemps. Ce roman pose plusieurs questions en point aveugle : faut-il subir la « dictature » (j’insiste sur les guillemets) des témoins et des victimes et les gens n’entendent-ils pas ce qu’ils veulent entendre ?(ce que cet homme leur a servi pendant des années). Le général de Gaule disait qu’en réalité les gens n’ont pas besoin de la vérité. Voici des questions qui dépassent le cadre espagnol sans aucun doute et pour lesquelles nous pourrions trouver des exemples plus près de nous.
Dans « Anatomie d’un instant », Cercas interroge un nouvel incident de la république espagnole : la tentative de coup d’état du 23 février 1981. Au cours de cette tentative, des militaires « rebelles » donnent l’assaut au congrès des députés, des coups de feu sont tirés et les députés se couchent au sol, tous sauf Adolfo Suarez, chef du gouvernement sortant et deux autres personnes. Pourquoi ? Telle est la question que pose ce livre. Chose très intéressante dans la genèse de ce livre, Cercas veut tout d’abord écrire un grand roman épique mais après plusieurs années, jette l’éponge. Ce roman n’en sera pas un, ou plutôt sera d’un genre différent : celui du roman non fictionnel, où « tout est vrai », documenté et sourcé, notes à l’appui. Il entend restituer avec netteté le chaos, la complexité, la pluralité des points de vue, sans a priori, pour comprendre le geste de Suarez ou comprendre sans les juger comment des personnes de sa famille ont pu être du « mauvais côté » ? Encore une fois, dans notre histoire de France, je vois les parallèles que nous pourrions faire.
Parmi les grands romans qui ont fait date dans la littérature, un grand nombre contiennent ce point aveugle, essayez, vous verrez, cela fonctionne souvent. Prenons « l’éttanger » de Camus, « le désert des Tartares » de Buzzati, « le Grand Meaulnes » de Fournier, « un barrage contre le Pacifique » de Duras, à chaque fois vous pouvez trouver une grande question que l’auteur pose qui détermine un point aveugle où vous pouvez réfléchir, vous situer.

Oui, j’ai un peu digressé, mais je voulais que vous perceviez combien cette notion de « point aveugle » me paraît importante. Cercas produit d’autres idées de premier plan comme le fait que la fiction pure n’existe pas ou que l’on puisse écrire un roman non fictionnel. Mais centrons-nous sur le point aveugle pour écrire ici des textes même si nous n’avons pas les mêmes ambitions que notre ami espagnol.

Comment nous saisir de cela à notre niveau ? Modestement, poser une question (importante) et l’illustrer dans un texte, sans chercher à y répondre, c’est déjà pas mal. Si en plus on arrive à donner suffisamment d’éléments pour que tout ne soit pas blanc ou noir, on se trouvera dans cette zone grise, ou point aveugle, qui laissera le lecteur décider… ou non. Remarquez, que ce que j’accepte d’un (bon) roman, je l’accepte moins d’un film, je n’aime pas qu’il me laisse dans le point aveugle, sûrement parce que mon rôle de spectateur est beaucoup plus passif, moins engagé que celui de lecteur. Aïe, je digresse encore ! Promis, j’arrête.

Exemple de structure possible de texte :
Question : « Pourquoi la violence ? »
Récit : le texte s’attache à raconter une agression « banale » dans une rame de métro grâce à une enquête de police essentiellement. Tout d’abord, les faits sont racontés par un témoin, Sébastien. Puis c’est la victime qui raconte l’agression. Vient le tour de l’agresseur, appréhendé de manière musclée, entouré de ses amis. Apparaît une vidéo sur les réseaux sociaux qui montre une partie de l’agression. Les points de vue et jugement paraissent clairs. Quelques jours après, le témoin qui a filmé la scène complète est identifié sur les réseaux sociaux, il est appréhendé et la vidéo complète montre une autre version de l’agression qui vient brouiller le jugement. Ça y est, nous avons atteint le point aveugle, le lecteur a toutes les pièces du puzzle, peut-être peut-il se prononcer sur « pourquoi la violence » dans ce cas-là.

Deuxième exemple :
Question : « Pourquoi la peur ? »
Récit : un jour, le héros, Guillaume B., refuse un nouveau poste, alors qu’il en rêvait depuis longtemps. Guillaume donne l’impression d’être quelqu’un de sûr, de mûr, réfléchi, à qui tout réussit. Il refuse ce poste parce qu’il a peur, il le sait. Mais de quoi a-t-il peur, qu’est-ce qui le hante depuis longtemps, voire toujours ? L’histoire doit s’attacher à ne pas donner une réponse trop évidente, bien au contraire, celle-ci doit être contrastée voire contenir des parts d’incohérence…
On comprend mieux pourquoi Cercas veut absolument raconter des faits réels, car il n’y a que dans la fiction que tout s’agence bien logiquement voire implacablement.

En produisant ces deux synopsis d’exemples possibles, je me rends bien compte de la difficulté de la tâche, de sa complexité et du fait que vous n’aurez pas le temps d’écrire un roman. Aussi je propose pour alléger l’exercice que vous posiez des questions plus légères voire futiles si vous le souhaitez, la difficulté se nichant dans le fait de fournir suffisamment d’éléments pour que la réponse puisse changer suivant l’interprétation, le jugement du lecteur. Oui, vous restez dans le point aveugle !

La consigne en une phrase : « posez une question, illustrez-là abondamment sans qu’il y est la réponse ».

En espérant que cette destination n’ait pas été elle-même une destination à l’aveugle, si vous n’êtes pas d’accord c’est bon signe, c’est d’après Cercas lui-même, que cette destination contient de bonnes idées. Bonne route !
La majorité des idées qui ont inspiré cette destination peuvent être retrouvées en lisant le compte-rendu de la conférence suivante :

http://www.politika.io/fr/notice/point-aveugle-lhistoire-conversation-entre-javier-cercas-justo-serna#2

Sur le point aveugle :

http://diacritik.com/2017/03/09/litterature-inquiete-javier-cercas-le-point-aveugle-par-lucien-raphmaj/#:~:text=Le%20%C2%AB%20point%20aveugle%20%C2%BB%2C%20c,r%C3%A9duite%20%C3%A0%20un%20seul%20sens.

Je lis le livre de Cercas du même nom, c’est toute une histoire du roman, ainsi qu’une théorie explicative, un régal à lire.

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