Destination : 387 , Front'hier


Frontières, c’est le thème du prochain printemps des poètes. Si ce thème a déjà été évoqué au cours de la destination 207 (Au sud de la frontière à l’ouest de nulle part), nous en proposerons ici une approche différente.
Je vous propose d’aborder ce thème de la plus poétique des manières, avec liberté, en jouant avec les mots, en sortant des limites communes.
Aller à la frontière, c’est un peu cela, se préparer à quitter un territoire pour entrer dans un autre. Je vous évoque maintenant quelques frontières possibles à atteindre, franchir ou décrire :

- genres : entre femme et homme,
- espèces : entre humanité et animalité, entre végétal et animal, entre robot et humain
- milieux : aquatique et terrestre, air et terre, vide et plein, forêt et désert…
- cultures : nomade et sédentaire, anglo-saxon et latin, africain et asiatique, paysan et bourgeois
- générations : baby-boomer et millénium, anciens et modernes
- professionnelles : techniciens et ingénieurs, cols blancs et cols bleus, cadre en télétravail et ouvriers
- territoriales : nord et sud, mer et campagne, plaine et montagne

Il existe tellement de mondes juxtaposés qu’il y a au-moins autant de frontières entre ces mondes. Parfois je rêve que tous ces mondes n’en fassent qu’un et qu’il n’y ait plus de frontières…
N’hésitez pas à chercher d’autres groupes « antagonistes » cohabitant ; il y a nécessairement des frontières entre eux.
Quand un couple vous plaît et que vous souhaitez en faire votre sujet de texte, plusieurs moyens d’écriture s’offrent à vous. Un poème peut évoquer chacune des parties, en alternance au fil des vers, ou bien se centrer sur la rencontre « à la frontière » des deux mondes.
Enfin, pour ceux qui préfèrent la narration, une nouvelle racontant la rencontre fracassante entre deux univers (à la frontière ) est toujours possible. Combien d’écrivains ont usé de cette corde pour écrire de belles histoires, nous contant ici la montée d’un provincial à Paris et là la découverte par un bourgeois d’un monde de plaisirs dans les milieux populaires…

Comme référence poétique, j’ai envie de vous parler de T.S Eliot, peut-être le plus grand écrivain de littérature anglophone du XXème siècle. Il est, de par la langue et de par notre culture francophone défensive et un brin arrogante, de l’autre côté de la frontière de la langue. Comme à cette époque (le XXème siècle) nous avons eu en France nombre de poètes immensément reconnus, célébrés, T.S. Eliot, et probablement de nombreux autres poètes, ont peu été diffusés hors des milieux culturels concernés. (hormis les poètes latino-américains ?)
A l’occasion de cette destination « frontières », je vous propose ici un extrait de la traduction de son poème le plus connu, publié il y a un peu plus de 100 ans, « la terre vaine » (The waste land). A l’occasion de ce centenaire, le monde anglophone a célébré le poète comme il se devait avec de nombreuses lectures, animations…

En lisant l’extrait que je vous propose plus bas, il est possible d’y entendre des illustrations poétiques du thème « frontières » de cette destination.

Thomas Stearns Eliot, La terre vaine (1922 –Traduit par Pierre Leyris)
(Extrait, le poème entier contient 433 vers)


I. L’enterrement des morts

Avril est le plus cruel des mois, il engendre
Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle
Souvenance et désir, il réveille
Par ses pluies de printemps les racines inertes.
L’hiver nous tint au chaud, de sa neige oublieuse
Couvrant la terre, entretenant
De tubercules secs une petite vie.
L’été nous surprit, porté par l’averse
Sur le Starnbergsee; nous fîmes halte sous les portiques
Et poussâmes, l’éclaircie venue, dans le Hofgarten,
Et puis nous prîmes un café, et nous causâmes.
Bin gar keine Russin, stamm’ aus Litauen, echt deutsch
Et lorsque nous étions enfants, en visite chez l’archiduc
Mon cousin, il m’emmena sur son traîneau
Et je pris peur. Marie, dit-il,
Marie, cramponne-toi.
Et nous voilà partis!
Dans les montagnes, c’est là qu’on se sent libre.
Je lis, presque toute la nuit, et l’hiver je gagne le sud.

Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissent
Parmi ces rocailleux débris? O fils de l’homme,
Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant
Qu’un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil:
L’arbre mort n’offre aucun abri, la sauterelle aucun répit,
La roche sèche aucun bruit d’eau. Point d’ombre
Si ce n’est là, dessous ce rocher rouge
(Viens t’abriter à l’ombre de ce rocher rouge)
Et je te montrerai quelque chose qui n’est
Ni ton ombre au matin marchant derrière toi,
Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre;
Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière.
Frisch weht der
WindDer Heimat zu
Mein Irisch Kind,
Wo weilest du?

«Juste une année depuis tes premières hyacinthes;
«On m’avait surnommée la fille aux hyacinthes.»
-Pourtant le soir que nous rentrâmes si tard au Jardin des Hyacinthes,
Toi les bras pleins et les cheveux mouillés, je ne pouvais
Rien dire, et mes yeux se voilaient, et je n’étais
Ni mort ni vif, et je ne savais rien,
Je regardais au cœur de la lumière, du silence.
Oed’ und leer das Meer.
Madame Sosostris, fameuse pythonisse,
Avait un mauvais rhume, encore qu’on la tienne
Pour la femme la plus experte de l’Europe
Avec un méchant jeu de cartes.
Voici, dit-elle,
Votre carte, le marin Phénicien noyé:
(These are pearls that were his eyes. Regarde!)
Voici Belladonna, la Dame des Récifs,
La dame des passes critiques.
Voici l’homme au triple bâton, voici la Roue,
Voici le marchand à un œil, et cette carte
Vide, c’est quelque chose qu’il porte sur le dos
Mais qu’il m’est interdit de voir. Je ne trouve pas
Le Pendu. Gardez-vous de la mort par noyade.
Je vois comme des foules, et qui tournent en rond.
Merci. Quand vous verrez la chère Miss Equitone,
Dites-lui de ma part
Que je lui porterai l’horoscope moi-même:
Il faut être si prudent par le temps qui court.

Cité fantôme
Sous le fauve brouillard d’une aurore hivernale:
La foule s’écoulait sur le Pont de Londres: tant de gens…
Qui eût dit que la mort eût défait tant de gens?
Des soupirs s’exhalaient, espacés et rapides,
Et chacun fixait son regard devant ses pas.
S’écoulait, dis-je, à contre-pente, et dévalait King William Street,
Vers où Sainte-Marie Woolnoth comptait les heures
Avec un son éteint au coup final de neuf.
Là j’aperçus quelqu’un et le hélai: «Stetson!
«Toi qui fus avec moi dans la flotte à Mylae!
«Ce cadavre que tu plantas l’année dernière dans ton jardin,
«A-t-il déjà levé? Va-t-il fleurir cette année ?
«Ou si la gelée blanche a dérangé sa couche ?
«Oh keep the Dog far hence, that’s friend to men,
«Or with his nails he’ll dig it up again!
«Hypocrite lecteur!... mon semblable!... mon frère!...»

….

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