Destination : 131 , Cent ans de vie et plus


Déjà vieille

Déjà vieille

Cette femme était unique et multiple à la fois.

Du haut de mes huit ans, je la voyais stricte et sévère, déjà vieille. Des cheveux gris noués en un chignon serré à la nuque, un tablier gris lui aussi, elle inspectait la propreté de nos mains avant de nous autoriser à entrer en classe.

Elle nous enseignait le programme avec application et méthode mais je me souviens surtout du jardinage dans notre potager derrière la cour, des escapades en forêt, du grimper à la corde, de la couture, point de croix, point de tige, les garçons et les filles tiraient la langue. Langue tirée aussi en écriture pour les liés et les déliés. Surtout éviter les pâtés, stylo plume trempé dans l’encrier et dessins improvisés à l’encre noir sur le buvard.

Et puis ces moments de pur bonheur où elle parlait de musique, de peinture. La lumière qui éclairait les visages à travers les mains dans un tableau de Delacroix, cette lumière se reflétait dans nos yeux. La maîtresse parlait avec passion et nous, petits élèves de ce village, n’osions bouger de peur d’interrompre cette voix qui nous inviter à rêver.

Parfois aussi, nous traversions la cour de récréation pour entrer dans son salon. Elle avait une maison de fonction et occupait le poste de secrétaire de mairie. Nous étions donc assis par terre, réunis en cercle autour du piano. Intimidés, nous retenions notre souffle et la musique envahissait l’espace. Je sentais de nouvelles émotions me traverser, je n’étais plus une élève. Je m’élevais, je me fondais dans cette musique inconnue de moi.

Cette femme, je l’ai retrouvée bien des années plus tard, plus de trente ans exactement. Je redoutais de la voir flétrie par le temps, noircie par les chagrins de la vie, diminuée par la vieillesse. Quand je l’ai vue sur le pas de sa porte, j’ai eu un serrement au cœur, je ne m’étais pas trompée. Elle ressemblait à n’importe quelle petite grand-mère de plus de quatre-vingt ans.

Et pourtant…

Elle avait toujours cette douceur dans la voix et dans le bleu de ses yeux. Et rapidement, elle sortit des coupures de journaux, un album photos. Elle m’invitait dans sa vie et sa voix enflait avec passion. L’art à nouveau entrait dans son salon. Mais ce n’était pas tout. Il y avait de la malice dans son regard. Elle avait intégré une chorale pour très vite y intégrer sa note personnelle. Elle traduisait les partitions telles une langue étrangère, les notes devenaient claires et lisibles pour tous. « Mais tu comprends, pour monter les spectacles, je ne pouvais pas garder mes cheveux gris », s’excusa-t-elle. Elle me montra des clichés et ajouta non sans humour ; « Je les ai coupés et teints en blond, cela fait plus sérieux ! » Je regardai ces clichés où elle était méconnaissable. Une belle femme blonde fatale, habillée à l’espagnol avec jupe à froufrous et belles étoffes colorées et talons haut, occupait l’estrade. Certes la photo remontait déjà à quelques années mais je la voyais désormais autrement. « Et tu sais, il faut beaucoup de travail pour arriver à ce résultat-là. Je dois les faire répéter trois fois par semaine, ce qui est loin d’être simple ! » Elle semblait parler de nous, ses anciens petits élèves alors qu’elle évoquait des personnes âgées qui ne débordaient pas elles non plus de sagesse.

Sa voix ondulait, montait dans les aigus puis devenait grave pour dire son étonnement, celle d’une nouvelle rencontre. La musique mène à l’amour et un homme était tombé sous le charme. Un homme beaucoup plus jeune qu’elle mais qui avait perçu le rayonnement, la vivacité, la joie de vivre qu’elle dégageait. Elle en parlait avec beaucoup de pudeur. L’image de son époux décédé à l’approche de la retraite était tenace. Mais la vie lui avait joué une pirouette, comme souvent.

Elle parlait donc de cet homme, son ami, son nouvel amour. Il l’avait courtisé longuement avec beaucoup de finesse et d’intelligence pour ensuite lui demander sa main. Elle en avait décidé autrement et avait refusé avec fermeté. Elle voulait rester libre. Et comme il habitait une grande propriété, elle lui proposa donc de lui acheter sa grange pour la rénover et l’habiter. Il finit par accepter. Ainsi, ils resteraient proches mais autonomes. Ce fut long et lorsqu’ elle aménagea enfin dans sa demeure, elle était toute fière et l’invita à partager des moments rares d’intimité. Elle m’avoua ensuite le plaisir intense de jouer à quatre mains du Mozart, du Bach…



Je regardais cette petite grand-mère qui semblait si sage et qui recelait des trésors en elle. Elle me dévoilait un aperçu de l’étendu de la vie humaine.



Leïla, écrit en janvier 2010

Leïla T