Destination : 221 , La rencontre


Rencontre extra-ordinaire

Il y a de cela plusieurs dizaines d’années, alors que j’étais encore une toute jeune fille, je fis une rencontre qui, aujourd’hui encore, me bouleverse lorsque j’y repense. Alors que je me sens proche de mes dernières heures, après une vie somme toute simple et heureuse, je ressens le besoin de confier cette histoire à quelqu’un… Voilà pourquoi je t’ai demandé de venir, Elena, ma chère petite-fille. Tu en feras ce que tu voudras, peut-être une belle histoire, peut-être simplement l’enfouiras-tu dans ta mémoire, au rang des évocations délirantes d’une trop vieille femme… Mais pour l’heure, je t’en prie, écoute-moi…

La guerre était terminée depuis un an déjà. Bien sûr, la vie ne ressemblait plus aux années insouciantes qui avaient précédé le conflit puis l’occupation ; bien sûr, il y avait encore tant de plaies à cicatriser, tant de choses à reconstruire. J’avais tout juste seize ans et, comme tous ceux de mon âge, une seule envie : savourer ma jeunesse et notre liberté retrouvée.

Cet été-là, le village avait organisé une fête, la première organisée depuis cinq ans. Une journée festive, joyeuse, au cours de laquelle tous les habitants de la commune s’étaient retrouvés, laissant de côté les anciennes querelles, même si encore, certains groupes ne se mélangeaient pas aux autres. Le soir, le bal avait été animé par un groupe de musiciens venus de la ville voisine qui jouèrent valses, javas et même un peu de cette nouvelle musique américaine au rythme endiablé. Nous n’avions pas échappé à Charles et sa « Douce France », que nous connaissions tous par cœur tant nous l’avions entendue en écoutant les postes de TSF ces trois dernières années. Mais là, peut-être en raison de la fatigue de la journée, ou de l’alcool dont les vapeurs nous enivraient doucement, ou de la gaieté de se retrouver là tous ensemble, ou de tout cela en même temsp, nous connûmes un réel moment d’émotion en reprenant les paroles en chœur…

« Douce France

Cher pays de mon enfance

Bercée de tendre insouciance

Je t'ai gardée dans mon cœur!

Mon village au clocher aux maisons sages

Où les enfants de mon âge

Ont partagé mon bonheur »

Malgré mon jeune âge, j’avais eu l’autorisation de participer à la soirée, sous la surveillance étroite de mes deux frères aînés. J’étais restée assise sagement sur l’une des chaises installées tout autour de la place du village, tandis qu’en son centre, des couples s’élançaient au son de la musique. J’étais intimidée, il ne me serait pas venu un seul instant à l’idée de danser avec l’un ou l’autre des garçons présents, que je connaissais pourtant bien. Il me semblait que ce n’était pas encore pour moi, à vrai dire, je me sentais encore un peu gamine.

Alors que la fête battait son plein, mon regard fut attiré par un jeune homme que je ne connaissais pas. Il se tenait debout, de l’autre côté de la piste. Son regard suivait sans les voir les couples enlacés. Je ne sais ce qui m’intrigua chez lui mais je me pris à l’observer attentivement. Il était vêtu simplement, d’un costume propre mais un peu usé, légèrement trop grand pour lui. Son visage était pâle, ses yeux sombres et sa bouche serrée donnaient l’impression d’un chagrin immense. J’étais incapable de lui donner un âge, il pouvait tout aussi bien avoir le mien comme le double. Il ne disait rien, ne faisait rien d’autre que regarder les danseurs et, de tout le temps que je restai à l’observer, je ne vis personne s’approcher de lui pour lui parler. J’en ressentis une impression étrange, comme si ce garçon était invisible au milieu de la foule. Un instant, je fus distraite par le bruit d’un verre brisé ; le jeune Pellevigne, qui avait bu plus que de raison, venait de faire tomber une bouteille sur le sol, et la flaque de vin rouge s’étirait à ses pieds. Quand je relevai la tête en direction de l’inconnu, il avait disparu.

Je me penchai en avant pour essayer de le retrouver dans la foule, sans résultat. Au moment où je désespérai de le voir, une voix timide me fit sursauter :

- Voulez-vous bien danser avec moi, mademoiselle ?

Stupéfaite, je n’eus pas le temps de répondre que déjà, sa main saisissait la mienne et m’entraînait dans une valse étonnante. Tandis que nos pas s’accordaient peu à peu l’un à l’autre, mon cœur battait la chamade et je me demandai ce que mes frères allaient penser en me voyant ainsi au bras d’un inconnu. Je jetai un regard dans leur direction et me sentis rassurée, ils n’avaient rien remarqué et se tenaient tous les deux à la buvette, plaisantant et discutant avec leurs amis. Pendant les quelques minutes que durèrent la musique, nous n’échangeâmes pas un seul mot. Nos visages, très proches, ne se tournèrent pas un instant l’un vers l’autre, de sorte que je ne vis pas distinctement ses traits. Deux choses me frappèrent cependant : ses mains étaient glacées et il dégageait un parfum de terre et d’herbe fraichement coupée, mêlée à son odeur masculine. Ce parfum m’enivra et je me sentis totalement chamboulée.

Lorsque la musique s’arrêta, nous restâmes sans bouger. J’étais à la fois subjuguée et épouvantée par les émotions qui m’étreignaient. Que se passait-il, que m’arrivait-il ? Ma peur fut la plus forte et, d’un mouvement brusque, je reculai en bredouillant des excuses, expliquant que mes frères allaient me chercher et que je devais rentrer. Il se tourna vers moi et son regard me transperça. Ses yeux ne reflétaient pas seulement de la tristesse, ils étaient la tristesse, une tristesse telle que j’en eus le souffle coupé. Il sembla s’accrocher à mon regard et sa main serra la mienne un peu plus fort, comme pour me supplier de rester. Cela ne dura que quelques secondes à peine car, emportée par mon élan, je m’arrachai à cette double étreinte et courus rejoindre mes frères, leur demandant de me raccompagner à la maison.

Je passai une nuit épouvantable, agitée de cauchemars horribles et de rêves délicieux et me réveillai, le lendemain matin, totalement épuisée. Mes frères étaient déjà partis avec mon père travailler aux champs. Ma mère m’envoya chercher du pain à la boulangerie du village. Nous habitions une ferme isolée dans la campagne, à environ un kilomètre du bourg. En arrivant sur la place, qui portait encore les traces de la fête de la veille, je rencontrai quelques amies avec lesquelles nous discutâmes des derniers potins, et Dieu sait qu’il s’en était passé des choses, au cours de cette fête ! Surmontant ma timidité, je leur demandai si elles avaient remarqué ce garçon étrange qui m’avait invitée à danser. Elles parurent surprises et m’affirmèrent que, non seulement elles n’avaient pas vu le jeune homme en question mais, de surcroit, je n’avais danser avec personne. Troublée, je n’osai insister et repartis bien vite à la maison.

Cette histoire prenait un tour étrange, inquiétant même. Etais-je en train de perdre la raison ? Il ne me semblait pas… Etais-je victime d’une mauvaise blague ? L’idée me sembla grotesque. Décontenancée, je ruminai mes pensées toute la journée. Mais le pire n’était pas encore arrivé…

Le soir même, en rentrant du travail, l’un de mes frères raconta que le maire était venu chercher mon père, en pleine après-midi. Ils s’étaient rendus au village où un noyé avait été retrouvé dans la rivière, juste en dessous de la place où nous dansions la veille au soir. Mon père nous appris ensuite qu’il s’agissait d’un jeune garçon, âgé d’à peine 15 ans, qui s’était visiblement suicidé pendant la nuit. Le maire lui avait expliqué qu’il appartenait à cette famille, venue d’un département voisin, dont le père, soupçonné d’avoir collaboré pendant la guerre, avait été exécuté quelques mois auparavant par des résistants. Son fils, n’avait visiblement pas supporté ou la honte ou le chagrin de cette perte, et décidé de mettre fin à ses jours. Le maire avait conclu que la fête lui avait certainement donné l’occasion de le faire, personne n’étant occupé à le surveiller.

J’étais troublée par cette histoire. Y avait-il un lien avec mon inconnu de la veille ? Mon cavalier semblait pourtant plus âgé… Je me tus cependant et décidai de trouver le premier prétexte pour rendre visite à la mère. Le hasard m’y aida, quelques jours plus tard, quand je fus chargée par ma mère de lui apporter les condoléances de notre famille. Je découvris bien évidemment une femme éplorée, effondrée par les deuils successifs. Une photo, posée sur le rebord de la cheminée, frappa mon regard : c’était mon inconnu ! En m’approchant, je me rendis compte que ce n’était pas tout à fait exact : mon cavalier était légèrement plus maigre, et son regard triste n’avait rien à voir avec celui du modèle, pétillant de vie. Voyant que j’observai le cliché, la pauvre mère me dit qu’il s’agissait de son mari, que cette photo avait été prise avant la guerre, avant toute cette horreur. Elle ajouta, pour terminer, que leur fils unique lui ressemblait terriblement. N’y tenant plus, je lui demandai si son fils était venu au bal, lors de la fête du village. Elle sembla surprise et, sans en être absolument certaine, me répondit qu’elle pensait que non.

Je rentrai chez moi, nourrie de doutes et de remords. Avec qui avais-je dansé ? Etait-ce le fils qui avait essayé de me retenir, peut-être pour se retenir lui-même à la vie ? Ou était-ce l’ombre du père, surgie de nulle part pour peut-être m’avertir et me demander de sauver son fils ?

Je ne le sus jamais. Le temps passa, les semaines, les mois, les années. Quand la mère mourut à son tour quelques années après cette histoire, il ne fallut pas longtemps pour que cette histoire soit à son tour oubliée par tout le monde au village. Tout le monde, sauf moi.

Aujourd’hui encore, je reste rongée par cette question : aurais-je pu sauver ce garçon ?

myriam