Destination : 249 , La boite de Lila


Premières Traces

Je hais Elena Lenuccia Greco – Lenù. Je la hais autant que je l’aime. Et je sais qu’il en est de même pour elle. Cette relation entre nous, qui est au-delà de l’amitié s’apparente plutôt à un lien fraternel. Elle s’est imposée à moi, je ne lui ai pas laissé le choix de faire autrement. Toute petite déjà, elle me fascinait : sa blondeur, son visage de poupée rose sage et timide, sa famille si différente de la mienne. Je jouais de ma force sauvage et électrique, elle jouait de la sienne, silencieuse et magnétique. En a-t-elle seulement eu conscience un jour ?

Nous avons bercé nos premières années sur les bancs de la même école, sous le regard sévère et attentif de madame Oliviero. Nous avons quitté ensemble le rivage rassurant de notre enfance le jour où j’ai balancé sa poupée (évidemment bien plus belle que la mienne mais cela, jamais je ne l’avouerai) dans une cave sombre et humide. Ce jour-là, j’ai vu monter dans son regard des larmes de détresse. J’étais si fière de moi, je n’attendais qu’une chose, qu’elle s’effondre et s’enfuit. Non, elle a soutenu mon affront et, à ma stupéfaction, ma Nu a suivi sa Tina. Plus tard, nous avons vaincu nos peurs ensemble et affronté le monstre, Don Achille en personne, qui terrorisait nos parents et qui, pourtant, n’a pas osé toucher un seul de nos cheveux pour notre impertinence. C’est ainsi que j’ai compris à quel point Lenù était courageuse : moi, je ne craignais rien, je n’avais aucune peur à dépasser. Elle, si. Et elle y arrivait. Pour moi, les choses étaient faciles, pour elle, c’était une lutte qu’elle menait et gagnait à la force de sa volonté. Elle m’a appris ça, Lenù, le dépassement de soi, le goût de la difficulté, le bonheur de la réussite méritée. Cette force me fascinait et me rendait furieuse.

Mais je tenais ma vengeance dans mon éternelle supériorité : malgré tous ses efforts, jamais elle ne réussit à passer devant moi en classe. C’est la raison pour laquelle j’ai été aussi enragée quand mes parents ont refusé que je puisse aller au collège tandis qu’elle, oui. L’idée qu’elle allait continuer et, peut-être, me dépasser, m’était intolérable. Je n’ai pas pu me résigner.



Jamais je ne l’ai autant détestée que depuis qu’elle est entrée dans ce collège tandis que moi, je reste dans le gris de notre quartier, observant à longueur de journée les mêmes voisins, les mêmes rapports de force, les mêmes querelles et rivalités tout aussi vaines les unes que les autres. Je vois comment, petit à petit, sans nous en rendre compte, Rino, Pasquale, Carmela, Enzo, Gigliola, Gino, chacun de nous passons de l’enfance à cette existence poussiéreuse qui sera la nôtre, jusqu’à la mort. Tous, sauf Lenù.

Alors, pour ne pas devenir tout à fait moi aussi une vieille chose résignée, coincée entre un mari et une nuée de marmots, condamnée à me passionner pour toujours les mêmes histoires de cœur ou de rancœur, et aussi surtout pour ne jamais avoir à me lever et me rendre compte que j’étais aussi stupide qu’eux tous, j’ai décidé de me battre avec mes propres armes : un stylo et du papier.

Moi aussi, comme Lenù, je m’astreindrai à de pénibles et fastidieux exercices d’écriture. Je détaillerai la moindre des choses que j’observerai : le gris-vert d’une branche d’arbre moussue, celui des étangs dans la lumière du matin ; le rouge-orangé de la lumière des réverbères sur les rues sales du quartier,… Je pousserai le travail à son extrême, je suivrai les mêmes leçons que Lenù en Latin, en Grec et même en Anglais.

Je ne la laisserai pas envisager un seul instant qu’elle est la plus intelligente de nous deux. Je ne laisserai jamais son amitié pour moi se colorer d’une teinte de compassion, voire de pitié… Non, je l’aime trop pour cela !

myriam