Destination : 266 , Liberté chérie
En Apesanteur
Je suis née bien avant que d’être réellement conçue. Longtemps je n’ai été qu’une évidence naturelle. Je vagabondais ici et là et je m’émerveillais de tout. Je cheminais sans inquiétude, dans toute l’innocence de l’enfance. Puis vint l’âge de raison au cours duquel la cruauté de la vie me fut violemment révélée. De conception en conception, j’étais arrachée d’un lieu, d’une culture, d’une pensée pour être enrôlée – de gré comme de force – dans un autre lieu, une autre culture, une autre pensée.
Chaque jour, je me lève et je regarde le monde. Je scrute les hommes, je regarde leurs gestes, je plonge dans leurs âmes, j’écoute leurs voix, je compte les battements de leurs cœurs. Certains matins, je suis désemparée. Tant d’horreur, d’inhumanité, d’impartialité, de férocité, me soulèvent le cœur. Ils osent même parfois invoquer mon nom : blasphème ! Dans ces moments-là, je n’envie pas ma sœur ainée, dont la balance est un fardeau bien lourd à porter.
Certains matins, je suis plus sereine. Les cris qui me parviennent semblent s’apaiser, une ombre de lumière fait reculer les larmes et montre le chemin. J’entends la voix des poètes et des musiciens qui m’invoquent de leur chant, unis comme des frères dans le sein de ma sœur cadette. Oh ! Je connais la fragilité de ces instants, suffisamment pour les savourer avant qu’ils ne disparaissent.
Car, la plupart du temps, je suis révoltée. Devant toute cette bêtise, cette volonté dominatrice qui, trop souvent, prend le pas sur la raison. Mon sang se met à bouillir dans mes veines mais jamais, jamais je n’abandonne la partie. On me croit parfois anéantie, il n’en est rien. Une fleur sur un champ de bataille, les yeux d’un enfant, un poing levé vers le ciel…
Il suffit d’un rien pour que je me révèle à ceux qui me chérissent au-delà de leur vie, auprès desquels je me tiens - et me tiendrai toujours - s’il faut se battre, du Nord au Sud et d’Est en Ouest. Tant qu’il y aura sur cette planète un souffle de vie, je continuerai d’inspirer. Et nul ne pourra jamais rien contre cela : je m’éteindrai bien longtemps après avoir cessé d’exister.