Destination : 327 , Dispartions
Effacement
Un jour je ne serai plus là. Bien sûr, je sais bien que c’est le cas pour chacun de nous. Un jour ou l’autre, notre vie s’achève et nous entrons dans le monde inconnu et mystérieux de la mort. Mais je ne parle pas de cela. Car, d’une façon ou d’une autre, ce sera différent pour moi. Ma disparition est déjà très avancée. Je pense, mais je n’en suis pas absolument certaine, avoir commencé à disparaitre vers l’âge de quatorze ans. Peut-être un peu avant mais, indéniablement, le processus était entamé pour mon entrée au lycée.
Au début, c’était assez imperceptible, et ce n’est qu’après coup que j’ai pu faire le rapprochement. Certains matins, je me réveillais particulièrement fatiguée, la tête encore pleine de rêves confus et d’images angoissées. Il me semblait, l’espace d’un instant fugace, qu’une partie de moi n’était plus là : un orteil, une oreille, un doigt… Ce n’était absolument pas douloureux, je voyais l’absence mais ne la ressentait pas : c’est comme si le membre était toujours présent, mais invisible. Mais il suffisait que je me secoue un peu pour sortir de mon lit et, aussitôt, cette désagréable impression s’estompait.
Les choses se sont corsées le jour de ma rentrée au lycée. Certes, j’étais très stressée par le changement d’établissement et le fait que ma meilleure amie soit dans une autre école, alors que nous n’avions jamais été séparées depuis le cours élémentaire. Bref, la nuit avait été courte et le réveil douloureux, surtout lorsque je pris conscience que ma main gauche n’était plus là. Je bondis hors des draps et ce simple mouvement suffit à la faire revenir. J’étais à la fois soulagée de retrouver mon intégrité et terrifiée par ce qu’il venait de se produire.
A partir de là, le phénomène s’est renouvelé régulièrement, mais sans gravité ni conséquence. A chaque moment de stress ou d’angoisse, je notais la disparition temporaire d’un pied ou même, parfois, d’un bras entier. Cela ne durait jamais plus de quelques minutes et je devais généralement secouer le membre concerné, comme s’il était engourdi, pour le faire réapparaitre. D’ailleurs, à cette époque, je me disais que c’était cela dont je souffrais : un engourdissement extrême.
Je n’en ai jamais parlé à personne. Même mes parents et mes amis les plus proches n’ont jamais rien su. Sauf une fois, quelques années plus tard, parce que je n’ai pas pu faire autrement. Et quand je vois la tempête que cela a déclenché, je me dis que j’ai bien fait. Ce jour-là, quand je me suis réveillée avec une jambe en moins au moment de partir pour mon examen de d’étude, il a bien fallu que j’explique la situation à ma colocataire. Elle m’a pris pour une menteuse, une folle, une sorcière. Le soir, mes valises étaient sur le palier.
Evidemment, sur le plan des relations sociales, ma particularité bloquait pas mal de choses, particulièrement sur le plan amoureux. Au fil des années, j’ai appris à gérer ou plutôt à anticiper les situations. Ainsi, la règle absolue était de ne jamais m’endormir quelque part, ailleurs que seule chez moi. Et bon, je dois dire que je suis quand même assez fière de moi : j’ai réussi à adapter ma vie, avec une belle carrière professionnelle. Je n’ai pas eu de vie de famille mais j’ai été la tata gâteau de deux filleuls avec lesquels je passais des journées formidables.
L’équilibre a dérapé après mes quarante-cinq ans. En fait, j’ai compris que ce trouble s’était déclenché avec ma puberté et les premiers signes de ménopauses ont accéléré le processus. C’était de plus en plus souvent, cela durait de plus en plus longtemps et touchait des parties de plus en plus importantes de mon corps.
La première fois que j’ai perdu la tête, au sens littéral du terme, c’était juste après le décès de maman. C’était étrange, car je restais consciente de ce qu’il se passait, je me trouvais juste dans un brouillard blanc et laiteux. Heureusement, tout était rentré dans l’ordre à l’heure de la cérémonie. Mais j’ai doublement compris ce jour-là, combien les choses étaient inéluctables et que je ne pouvais plus les maitriser. La fatigue qui accompagne chacune de mes « crises » devient trop lourde pour mon âge, et j’ai de plus en plus de mal à me recomposer.
A l’aube de mes quatre-vingt ans, j’ai déjà abandonné mes deux jambes, quelque part, ailleurs dans un univers parallèle. Je cache leur absence sous un grand plaid, dans une chaise roulante, prétextant une arthrose rhumatismale paralysante pour justifier mon handicap. La semaine dernière, c’est à mon bras gauche que j’ai dit au-revoir et je sens que l’épaule brûle de le suivre. Je concentre mes dernières forces à essayer de choisir l’ordre de ma disparition : mon dernier bras, puis le torse et enfin, après avoir regardé une dernière fois les objets qui m’entourent, je me laisserai aller complètement.
Ma seule question concerne la suite : vais-je rester éternellement prisonnière de ce monde parallèle ? Ou la mort saura-t-elle quand même me retrouver ? Si oui, qu’adviendra-t-il de mon corps…