Destination : 49 , Lettre à un auteur...
Ma chère Mary, laissez-moi vous conter une histoire …
Au cours d’une soirée entre amis, il arrive toujours ce moment où s’apaise
le feu des conversations qui deviennent alors plus feutrées, plus secrètes,
plus étranges. Chacun leur tour, les convives racontent alors une histoire.
Ce soir là, le vieil Edmond évoqua un événement étrange qui l’avait
tourmenté sa vie durant.
Il avait connu dans sa jeunesse une belle femme élégante, raffinée et
cultivée. Elle semblait adorer la lecture, toutefois, les livres lui
inspiraient une peur panique. C’était étrange, disait-il, de la voir blêmir
à la vue des splendides ouvrages peuplant ses étagères. Elle ne s’en
approchait jamais et pourtant elle en connaissait la teneur pour la majorité
d’entre eux. Quand il la connut mieux, il osa poser quelques questions sans
obtenir les réponses propres à apaiser sa curiosité. Il ne connut son secret
que le jour où il la trouva sans connaissance, gisant sur le sol, un livre
ouvert effleurant le bout de ses doigts fuselés. Revenue à elle, assise près
d’un feu ronflant, recroquevillée dans un grand fauteuil, le teint blême et
la voix morne elle lui narra son malheur.
Toute jeune fille, confortablement installée dans son jardin, entre les
bosquets de roses odorantes et les massifs de pivoines rougissantes, elle
découvrait avec avidité votre belle œuvre Mary : « Frankenstein ». Elle
était arrivé au passage où l’on apprenait que Justine Moritz, la servante
avait été exécutée. En proie à une violente émotion, elle ferma vivement le
livre à la belle couverture de fin maroquin et le caressa doucement de sa
main menue en fermant les yeux. Quand elle les ouvrit, elle n’était plus
sous la caresse d’un soleil printanier attisant les suaves odeurs des fleurs
Elle était debout, dans une charrette puant le fumier, les mains liées
derrière le dos, une longue chemise blanche de grosse toile épaisse pendant
jusqu’à ses pieds.
De gros nuages sombres se bousculaient sous la poussée de la bise froide. La
pluie menaçait à tout instant de s’abattre sur la foule qui s’était réunie
dès les premières heures du jour devant un échafaud monté en hâte pendant la
nuit. Le ciel gris et bas s’accordait avec la gravité du moment. On
entendait dans le lointain les cloches des églises sonnant le glas. La ville
s’éveillait doucement dans la froidure de l’hiver.
Le bourreau attendait patiemment, les bras croisés, en haut de cette estrade
maudite, dominant une foule bigarrée et bruyante, impatiente de se repaître
du spectacle morbide qu’on lui proposait. Personne ne regardait en face la
figure cagoulée de cet homme redoutable qui soudain abaissa ses mains et
descendit lentement les quatre marches du petit escalier de bois. Le silence
se fit. La foule reflua et se tourna vers le sud d’où l’on entendait venir
le bruit de la carriole roulant sur des pavés disjoints.
Avant de les voir, on entendit d’abord les roulements de tambour des soldats
précédent le chariot brinquebalant dans lequel se tenait avec difficulté la
frêle jeune fille. Une rumeur gronda dans la foule. L’attelage n’avait pas
encore atteint l’échafaud qu’un premier juron s’éleva dans la fine brume du
matin. Ce fut alors une volée d’insultes qui jaillirent de tout côté. Des
jets de pierre fusèrent sur la condamnée.
Les soldats, chargés de maintenir l’ordre, ne réagirent pas lorsque Justine
chancela. La malheureuse qui jusqu’alors avait réussi à garder une attitude
digne, était maintenant à genoux et sanglotait sous les projectiles et la
haine de la multitude déchaînée. Au pied de l’échafaud, un religieux
attendait. On murmurait dans la foule que ce confesseur avait extorqué de
faux aveux à l’adolescente en la menaçant des feux de l’enfer et
d’excommunication. Elle avait donc avoué sous l’emprise de la peur de la
damnation éternelle.
Parmi l’affluence des spectateurs, la famille Frankenstein avait pris place
à quelques pas du gibet. Alphonse, le père de la victime vacillait sur ses
jambes, le dos voûté, l’air hagard. Ernest, son deuxième fils, le soutenait.
Son visage dur n’exprimait que du chagrin et une lueur de pitié brillait
quand ses yeux osaient regarder Justine.
Victor Frankenstein était raide, le visage blanc, les mâchoires tellement
crispées que l’on voyait ses muscles saillir sur ses joues. Sa main serrait
si fort le bras d’Elisabeth sa sœur adoptive, que ses jointures en
devenaient blanches. La belle jeune femme, livide elle aussi, semblait
implorer je ne sais quel miracle. Ses beaux yeux noyés de larmes regardaient
la foule enragée avec terreur. Justine savait que ces deux-là avaient été
ses plus ardents défenseurs alors qu’ils auraient du être les premiers à
réclamer son trépas.
La jeune fille sentie sur son bras la poigne forte du bourreau qui la tira
fermement. Elle eut un mouvement de recul mais l’homme cagoulé de noir
resserra l’étau de sa main pour l’entraîner au-dessus de la trappe de bois.
Elle se vit alors mettre autour de son cou maintenant inondé de larmes, la
grosse corde de chanvre tressé. Son regard affolé parcourait la masse
ondulante à ses pieds, y cherchant on se sait quel secours
Le prêtre fit un signe de croix, prononça quelques paroles en latin et quand
il eut achevé de préparer son âme, il s’approcha d’elle en prononçant sans
doute des paroles réconfortantes tout en faisant un signe de connivence à
l’exécuteur. Justine trouva le regard d’Elisabeth et une sorte d’apaisement
se peignit sur ses traits angoissés. Victor aussi la regardait, à la manière
d’un fou, ses yeux ne semblaient plus vouloir quitter la pauvre face de
l’orpheline.
La stupeur et le silence régnaient maintenant sur la place. Le bourreau
saisi le levier et d’un coup sec l’amena vers lui. La trappe s’ouvrit dans
un grincement de charnière et la mort saisie Justine au cou. On cacha la vue
de l’horrible spectacle aux enfants, les plus sensibles détournèrent le
regard, les plus cruels poussèrent des cris de soulagement. Justine expirait
son dernier souffle de vie dans un raclement de gorge désespéré en
ballottant au bout de la corde, ses bras se tendirent et elle pencha la tête
en avant.« …Elle mourut sur l’échafaud, comme une criminelle. »
La nourrice, alertée par un cri strident retrouva la jeune fille inanimée,
le visage bleu, des traces rougeâtres et sanguinolentes autour de son cou,
un livre ouvert tout près de sa main.
En entendant ce récit, Edmond resta silencieux, pétrifié. Sa belle amie,
affligée par le sort, devait subir le malheur des personnages de roman.
Chaque fois qu’une scène n’était pas écrite par l’auteur, elle était aspirée
par l’ouvrage et vivait des aventures dramatiques.
Un jour elle disparut. Edmond ne su jamais dans quel livre son âme
tourmentée avait été enfermée.