Destination : 51 , Petits jeux entre amis


O temps, suspend ton vol !

Au bord d’une piscine, une femme est alanguie sur un transat.
Malgré l’heure, le soleil tape encore.
Elle est tout occupée à ne rien faire : bronzer est la seule occupation possible par cette chaleur. Elle se demande si elle n’est pas faite que pour ça, sur cette terre, pour profiter de la vie sans forcer. C’est peut-être bien sa destinée, après tout ! Sous son indolence, on perçoit de la volupté, dans la jouissance immobile à laquelle l’instant la conduit.
A côté d’elle, installé sur une chaise longue de jardin, en bois exotique rare, un homme superbe, comme seuls savent l’être les sénégalais. Il est coiffé d’un panama, ce qui souligne l’élégance naturelle de sa silhouette. Il lui fait un sourire très doux, extrêmement sensuel. A la main, il tient un shaker et s’occupe à confectionner un cocktail à base de curaçao et de fraise, pour eux deux, en remuant juste avec l’énergie suffisante pour ne pas transpirer trop. Il verse le liquide, d’une belle couleur de mûre, lentement, dans deux coupes ciselées. Elle le remercie d’un furtif battement de cils.
Elle le contemple et se demande comment qualifier son incommensurable douceur, le miel de sa peau autant que la délicatesse extrême de sa voix, de ses attentions. Elle l’aime.
Au fond de la scène, par delà les buissons-ardents, un homme armé d’un fauchet ramasse de l’herbe coupée. Ca sent bon. On l’entend à peine.
Tout est luxueux, calme, d’une beauté sereine.
La femme attrape un magazine, d’une main nonchalante et met en train une partie de mots fléchés. Elle sèche sur Diphtongue, en deux lettres. On ne sait pas ce qu’ils vont chercher, des mots dont on ne sait même pas ce qu’ils peuvent bien vouloir dire ! Si ça continue, ça va lui donner des palpitations ! Elle préfère arrêter tout de suite.
Un vague nimbo cumulus assombrit un bref instant le ciel. Rien de notable. Elle soupire. L’homme la couve du regard, sans ciller. Il fait peu de gestes et tous sont d’une admirable lenteur. Cet homme-là, c’est du velours.
Il se demande ce qu’il va advenir d’elle si son contrat foire : il ne sait pas pourquoi, il se sent moins sûr de lui en ce moment. Il ne lui a jamais parlé de rien, bien sûr. Il fait semblant de rien. Elle le croit PDG d’une multinationale des hydrocarbures. Il peut difficilement lui raconter qu’il est payé pour commettre des crimes contre de l’argent sonnant et trébuchant. Ce même argent qui leur permet l’entretien de la vaste propriété, le curaçao et la piscine. Le calme et la volupté. Elle ne comprendrait pas. Ca la mettrait même en danger.
Elle est de ces créatures infiniment délicates que la seule idée du loup garou, dont tout le monde sait bien qu’il n’existe pas, suffit déjà à mettre en transe. Lorsqu’elle lisait des contes à leur enfant, elle ne parvenait même pas à prononcer, sans frémir, des mots pourtant anodins comme mandibule, poignard ou sang.
Sanguinolent, comment a-t-on pu inventer un mot pareil ? Elle l’interroge souvent sur les mots, beaucoup lui semblent opaques, elle ne saisit pas à quel type de réalité ils font allusion.
La réalité vraie, comme par exemple laisser son corps cuivrer au soleil, au bord d’une piscine, ça, ça s’énonce aisément. Ou encore le regard de son homme, qui l’entortille de douceur. Ce sont des choses simples, palpables.
Le soir tombe lentement.
L’homme enlève son panama, le pose avec délicatesse sur la table basse. Il se lève, passe une main aérienne sur les seins de la femme. Il en souligne juste un peu le galbe sphérique, va chercher des bougies, pour qu’ils continuent à être baignés d’une clarté suffisante : le phosphore crépite légèrement quand il les allume. La lumière des bougies danse imperceptiblement dans l’air du soir.
Depuis quelques temps, il redoute d’avoir perdu la main. Il n’en laisse rien paraître, mais il s’inquiète un peu. La dernière affaire qu’il a dû traiter a failli mal se dérouler. Ca devait pourtant être simple. Un riche client, qui estimait avoir un droit de cuissage sur la femme de son chauffeur, lui avait demandé de la « corriger un peu »…elle lui résistait. Il s’était introduit chez elle un soir où elle était seule, vêtu d’une robe de bure, pour passer inaperçu. Elle était assise sous l’abat-jour, qui diffusait une clarté économe. Il était armé d’une bouteille d’acide et d’une clé à molette. D’abord lui fracasser le crâne, d’un coup précis, puis la défigurer, méthodiquement. Facile, il fait ça régulièrement. Faites pas dans la fioriture, lui avait recommandé le commanditaire. Pas de problème, il n’allait pas raffiner. Il s’était approché, elle avait levé un regard effrayé vers lui. Elle avait les yeux verts. Pour ces yeux-là, il avait hésité deux secondes avant d’agir. Il s’était même demandé s’il allait le faire. Décidemment, il mollit. Il a l’impression de rouler sur la jante. C’est comme ça que sa femme qualifie cet état-là. Quand elle parle des autres, bien sûr.
Pour l’heure, les grillons troublent à peine le profond silence. Sa femme chuchote une mélopée envoûtante.
- A quoi tu penses, mon chéri.
- A toi, mon amour.
Un vent léger leur caresse les cheveux.
Tout est si bleu, si calme… La vie est là, simple et tranquille.

christine C.