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Bonjour l'Australie (Le Paquebot,¨Pierre Loti, extrait)

Sur la devanture de cette ancienne boutique peinte en jaune citron, on pouvait lire : "Le tromblon du Front" - Hebdomadaire à grand tirage - Rédacteur en Chef Monsieur Félicien JOBARD, le tout, en énormes lettres rouges "sang de boeuf".

Le journal de Monsieur Jobard comptait parmi ses fidèles employés, Mademoiselle Zézette Justaubon, chroniqueuse indépendante de la rubrique "Jeunesse Laborieuse", dont elle s'occupait activement, depuis plus de vingt ans..

Le tître de cette rubrique avait donné naissance à un groupe de jeunes gens et jeunes filles, qui sous la tutelle de Zézette, organisait des festivités pour remplir les caisses de secours aux plus démunis. Le tout nouveau Front Populaire bénéficiait également de ses mannes si bienvenues pour asseoir sa popularité.

Or, ce 26 septembre 1936, ce n'était pas sa rubrique hebdomadaire que Zézette venait déposer au journal. Comme mue par un pressentiment de mauvaise augure, la sonnette de la porte couina bizarrement lorsqu'elle la poussa. Tous les yeux se tournèrent vers une Zézette guillerette, ce qui compte tenu de son maintien habituel de sergent-recruteur, tranchait sur son allure présente.

Après avoir salué ses collègues médusés, elle se dirigea vers le bureau directorial, et sans attendre d'y être invitée, entra en claironnant :
- Monsieur Jobard, Je viens vous dire Adieu, je vous quitte pour me marier !

Les mots "vous quitte" parvinrent comme une onde, vers Monsieur Jobard entrain de souffler sur son café brûlant, ce qui ne manqua pas d'entraîner un sursaut "cuisant" accompagné d'une bordée d'injures. Reprenant ses esprits et sa dignité, Monsieur Jobard apostropha Zézette :

- Comment ça vous nous quittez, comment ça vous vous mariez ? Et depuis quand on se marie à votre âge ? D'abord vous l'êtes mariée, vous l'êtes avec moi...euh, je veux dire avec le journal ! Et vos jeunes, vous y avez pensé ? Qu'est-ce qu'ils vont devenir ces petits ?

Vexée par l'allusion à son âge, mais bien décidée à ne pas se laisser attendrir, même par "ses petits", Zézette évita pourtant de donner la réponse cinglante que méritait la gougeaterie de son chef. Elle se contînt et en termes "posés" lui expliqua que son âge (40 ans) ne l'empêchait pas d'avoir le désir d'une nouvelle vie.

Elle lui raconta que, suite à une annonce qu'elle avait entendue sur sa T.S.F., le Gouvernement Australien lançait un appel à l'immigration et elle y avait répondu.

Cela remontait à plusieurs mois et la réponse lui était parvenue le mois précédent, par l'intermédiaire d'une agence matrimoniale de Sydney. On lui proposait la demande en mariage d'un propriétaire de plusieurs milliers d'hectares dans le Busch auquel elle sembait convenir.

Si elle acceptait, toutes les démarches et frais de voyage pour l'Australie, seraient pris en charge par l'Etat Australien. Elle avait donc accepté et tout était prêt pour son départ qui devait avoir lieu le 16 octobre, embarquement sur le "Pierre Loti", à destination de Sydney.

- Oh peuchère !!! Si je m'attendais à ça ! Vé ma Belle... puisque je ne peux pas vous empêcher de partir, je vous propose quelque chose... té, on sait jamais, si vous vous plaisiez pas dans ce pays, je vous garde la place ! Et vous, vous me faites un compte-rendu mensuel de votre voyage sur le bateau et de votre nouvelle vie avec les kangourous et les crocodiles ! Hé, c'est pas une bonne idée ?

- Je n'y avais pas pensé, mais... d'accord ! A condition que vous versiez à "mes petits", les royalties de mes articles !

- Entendu ! Allez, que la Bonne Mère veille sur vous ma ptichounette, vé, je sens que je vais augmenter ma dose de pastis aujourd'hui !

16 octobre 1936, 7h30 - Il y a foule à cette heure, sur les quais de la Joliette, pourtant c'est sans difficulté que Zézette se fraye un passage, car tout le monde s'écarte à la vue de cette grande aridelle, harnachée d'un sac à dos rempli à bloc, coiffée d'un immense chapeau blanc, un foulard rouge autour du cou, vétue d'une jupe-culotte bleue-marine et d'un chemisier échancré jaune paille. Elle avance fièrement vers la passerelle du Pierre Loti, tenant dans une main une volière, dans laquelle un pauvre canari terrorisé piou-pioute de désespoir. Zézette ne serait jamais parti sans son Léon...

De l'autre main, elle serre contre sa poitrine un trépied d'appareil-photos et un parapluie bariolé pouvant être utilisé, à l'occasion, comme parasol.

Arrivée au bas de la passerelle, elle pose Léon sur le sol et après avoir rétabli l'équilibre de ses lunettes sur le haut de son nez, elle plonge la main dans la poche de sa jupe-culotte. Le temps d'en retirer son billet d'embarquement et la volière reprend son vol vers l'accueil des passagers...

Mady - 26 février 2003

Mady