Destination : 90 , Auberge espagnole


Horizon incertain

(nationalité frontalière)

Ernest consulta sa montre : on serait bientôt à marée basse.
Il avait en charge la surveillance de la côte au-delà du môle, un secteur délimité à l’est par le banc d’écueils et à l’ouest par l’île.
C’est du côté des écueils qu’il l’avait remarquée pour la première fois, trois jours auparavant, juste au moment où la marée était au plus bas.
Il avait été surpris par l’embarcation, une gondole, comme égarée dans ce coin de Bretagne, et s’était demandé si le contre-jour créé par le soleil du matin et la légère brume de chaleur qui recouvrait la surface de l’eau ne l’abusaient pas. En général, les pêcheurs – c’était surtout des chalutiers qu’on voyait par ici – sortaient toujours à marée haute. Mais il avait réfléchi : l’usage de la gondole, embarcation instable, imposait naturellement la proximité de la côte plutôt que les grands fonds. Donc, des sorties au moment où personne n’était en mer.
Il avait cependant décidé de ne pas intervenir, bien que les récifs puissent se révéler dangereux pour qui ne connaissait pas. On était dans une période de temps calme, et, pour inhabituelle que fut la présence de ce type de bateau, il lui semblait qu’il ne courait aucun risque réel.
De plus, le marin avait l’air d’exceller dans le maniement de la rame. Ernest sentait ça, même s’il ne connaissait rien à l’art du gondolier, à la manière dont l’homme contournait avec aisance les écueils menaçants. Pouvait-on, d’ailleurs, classer les gondoliers parmi les marins ? Il chassa l’idée même d’un classement, question absurde : lui-même, sans origines connues, sans idée même de son lieu de naissance – il avait été un bébé déposé un jour sur la grève par une mère anonyme - avec sa vie plus ou moins marginale, dans quelle catégorie aurait-on pu le ranger ?

Dès le premier soir, il avait demandé au village si d’autres que lui l’avaient aperçue, ou si quelqu’un savait où la gondole mouillait, si on l’avait repérée dans les endroits habituels d’ancrage. Ou si quelqu’un avait pu voir la drôle d’embarcation arriver par voie de terre. Impensable, en effet, qu’elle ait surgi de l’horizon.
Mais personne ne savait rien.

Il chaussa ses jumelles, et chercha au ras de l’eau l’embarcation, qui lui devenait plus familière de jour en jour, malgré son incongruité dans le paysage.
Le soleil était rasant, la lumière presque blanche, l’éclat de la mer à cette heure-là n’était pas très favorable, mais il fut heureux de retrouver rapidement dans son champ de vision le jeu des trois lignes élancées entre ciel et mer, courbes de la gondole contre verticale de l’homme et oblique fluctuant de la rame, unies dans un même glissement harmonieux. Son absence l’aurait inquiété : cet homme faisait déjà partie intégrante de son paysage du matin.
Pour autant qu’il puisse distinguer quelque chose, l’homme semblait contemplatif, scrutant l’eau avec calme.
Il actionna le zoom, mais ne parvint pas mieux à apercevoir le visage du gondolier. Tout juste distinguait-il une épaisse chevelure brune, logique chez un italien. Comment Ernest pouvait-il être certain de l’origine de l’homme ? Simple déduction : les gondoliers sont généralement vénitiens, du moins le pensait-il, sans pouvoir en avoir l’assurance.
En même temps, même si la peinture de la gondole était passablement écaillée, on pouvait déchiffrer le nom du bateau : « Frontières ». Etonnant, un bateau italien avec un nom français, en référence à la terre. Même si, à bien y réfléchir, il existe une cartographie marine, avec des territoires, forcément délimités par des frontières.
Le parcours du bateau paraissait erratique, sans logique apparente. Ernest imagina l’homme guidé seulement par le plaisir d’observer les couleurs changeantes des fonds marins. Ca devait le changer de la lagune.
Lui-même avait toujours été fasciné par la variété constante des teintes, par les jeux de lumières dans les rochers du fond, par les modifications des nuances quand un nuage voilait un temps le soleil. Dès que son travail de garde lui laissait quelque répit, et pour peu que les conditions soient favorables, il embarquait dans sa petite barcasse pour se livrer à de minuscules rêveries contemplatives.

Au bout d’un moment, comme les jours précédents, l’homme imprima à sa rame un mouvement plus soutenu, et la gondole s’éloigna de la zone des écueils pour disparaître à tribord derrière l’île, à un endroit où la lumière faisait scintiller la surface de l’eau de paillettes qui rendaient toute observation difficile.
Ernest reposa ses jumelles : inutile de le guetter de l’autre côté de l’île, l’homme ne réapparaîtrait pas, il le savait. Il faudrait maintenant attendre la marée basse du matin suivant.

Il n’avait jamais rien rencontré de semblable, dans sa déjà longue carrière de garde-côtes. Il en était troublé, ne parvenant pas à penser à autre chose depuis la première fois où il l’avait vue. Une foule de questions affleuraient, toutes sans réponse. A commencer par la première : comment se faisait-il que personne d’autre que lui ne l’ait remarquée ?
Ernest en venait à se demander, à ce propos, s’il n’était pas la proie d’un quelconque rêve éveillé.
Il s’était toujours senti comme extrêmement professionnel, accroché au réel, incapable de plonger dans des chimères de somnambule. Son métier, scruter sans fin l’horizon, aux confins des apparences, sans se laisser abuser par les risées et friselis de surface, l’obligeait à traquer l’invisible au-delà du perçu, toujours à la frontière impalpable entre lignes de fuite et ciel. En ce sens, il était logique qu’il voie mieux que les autres, ou du moins, avant les autres, qu’il perçoive ce que les gens ne discernaient pas encore.
Au moment où la gondole avait à nouveau disparu, pour la troisième fois consécutive, il se mit à associer, dans une légère hallucination provoquée peut-être par l’éblouissement du soleil amplifié par les jumelles, la gondole, Venise, le carnaval, les masques, et parmi les masques, les loups, le ramenant enfin à la mer et à son métier.
Il repensa à la gondole. Quand même, une gondole, ici…
Mais plus il y songeait, et plus l’idée s’imposait que c’était l’embarcation idéale pour se déplacer sur la mer étale, en une douce glissade le long de la frontière, cheminement dont les chalutiers étaient bien incapables.

A force de scruter l’horizon, était-il passé de l’autre côté ? Cette question l’effleura. Il l’éloigna en replongeant ses yeux dans l’horizon incertain, dans une attente paisible.



christine C.