Destination : 93 , 100 % paroles


Kafka dans l’eau


- Alice, je sais plus quoi faire. Il faut absolument que je te parle, je suis trop angoissée.

- Oh la la, ma pauvre, mais t’as l’air vraiment dans tous tes états : qu’est-ce qui t’arrive ?

- Si tu savais... Tu peux pas imaginer. Tu vas pas me croire ! Je sais pas par où commencer... C’est... la dernière de Robert !

- Mais c’est quoi ? Vas-y, je tiens plus, y a trop de suspense...

- Ben, je crois... qu’il se prend pour une grenouille.

- Comment ça, tu CROIS qu’il se prend ?

- Oui, mercredi dernier, il m’a dit : « je te préviens, Georgette, à partir de jeudi, je suis une grenouille ». Il a rajouté, avec un air terrible et une voix que je lui connaissais pas : « et ma relation intime avec la nature, ça ne regarde que moi, femelle, tiens-toi le pour dit... ».

- Non, je te crois pas. Il blaguait sûrement... T’as pas le sens de l’humour, c’est tout. Détends-toi, ma vieille ! Ou alors, il t’a dit qu’il veut devenir homme-grenouille. Oui, je me souviens maintenant, il m’a raconté un jour qu’il rêvait de faire de la plongée et qu’il savait que tu n’aimerais pas ça... Cela dit, il t’appelle souvent femelle ? C’est un peu bizarre, ça. Moi, je te le dis franchement, ça me plairait pas.

- Non, il avait jamais fait ça avant. Moi, j’ai préféré faire comme si j’avais pas entendu, pour la femelle, et je lui ai demandé pourquoi il avait décidé de changer.

- Et alors ?

- Alors, il s’est mis à sangloter à gros bouillons, en disant qu’il avait un chagrin énorme d’être comme il est, il a même dit d’être rien que ce qu’il est, depuis toujours. Qu’il se supportait plus comme ça. Qu’il fallait que ça change.

- Mais comment ça, d’être rien que ce qu’il est ? Franchement, y a pire... Il est même vachement bien, moi, je trouve... T’as compris de quoi il parlait ?

- Je sais pas, il s’est lancé dans de longues explications, il arrêtait pas de sangloter, il parlait en pleurant, il disait qu’on était pas sur terre pour pioncer, et qu’il fallait « titiller sa représentation de soi ». Je te cite, là, c’est pas moi qui dirait des trucs comme ça. Alors je lui ai demandé, c’est quoi cette histoire de titillage, j’y comprends rien ? Tu sais pas ce qu’il m’a répondu ? Il m’a dit que c’est son copain Patrick qui lui a parlé de ça, qu’il avait fait un stage de formation là-dessus, que ça l’avait transformé. Il a dit que, heureusement qu’il avait Patrick dans sa vie – tu sais, ils vont toujours bivouaquer tous les deux en montagne, jusque là, j’avais rien dit, mais à mon avis, ils sont pas nets tous les deux. Qu’il y avait que Patrick qui l’aidait à s’en sortir. Que même nos fils l’aidaient pas. Et que moi, c’était même pas la peine d’en parler. J’avais toujours été incapable de comprendre ses problèmes. Bref, il a décidé que tout ce que dit Patrick, c’est génial et qu’il doit faire pareil. Enfin, tu vois le genre gros délire, bien gratiné. Je l’ai même pas écouté jusqu’au bout, parce que c’était trop. Je me suis mise à pleurer aussi comme un torrent, et on était deux à renifler.

- Et il t’a dit ce que ça a donné, le titillage à Patrick ?

- J’en sais rien du tout, j’ai préféré pas demander. Une seule grenouille à la maison, ça me suffit déjà. Mais comme c’est le genre qui dort beaucoup, il doit faire dans la marmotte, sûrement.

- Bon, on se calme, on réfléchit, Georgette. Faut examiner le cas avec méthode.
Admettons, il se titille comme un fou, OK, mais pourquoi une grenouille, et pas une vache ou un moustique ?

- Je t’ai pas tout dit, Alice, j’osais pas, mais la semaine d’avant, il m’avait déjà fait le même coup. Enfin, pas tout à fait. C’était pas une grenouille, cette fois-là, mais un castor. Et celle d’avant, c’était une anguille. Et encore avant, une truite. En plus, je sais pas pourquoi, c’est toujours le jeudi qu’il se transforme. Moi, ça me décale, rapport aux programmes du cinéma, qui changent le mercredi.

- Remarque, il est dans la thématique aquatique, déjà, il a une certaine logique, ça devrait te rassurer. Non, tu ne devrais pas t’inquiéter : c’est peut-être pas si grave. Laisse-le dire. Ca doit être l’andropause, j’ai lu que ça peut créer des perturbations passagères. Y en a qui ont chaud aux oreilles, tiens, mon Marcel, lui, c’est ça. Le tien, il fait dans la grenouillitude. Chacun son style. Ca va lui passer comme ça lui est venu... Il va se calmer, tu vas voir.

- Mais non, je te dis, tu comprends vraiment rien de rien. Si je t’en parle, c’est que c’est grave. Le problème, c’est qu’il est VRAIMENT devenu une grenouille.

- Tu me fais marcher. Personne ne peut devenir une grenouille... Et d’abord, c’est comment, une grenouille ?

- Comment ça, « c’est comment une grenouille » ? tu me prends pour une imbécile ou quoi ? C’est petit, vert, gluant, ça a des yeux ronds, des cuisses maigres et ça saute de nénuphar en nénuphar...

- Attends, y a un truc que je pige pas ? Où il les prend, les nénuphars ?

- Ben, il a usé de son autorité, il m’a encore appelée femelle... Il m’a obligée à aller lui en voler dans le bassin du Parc Longchamp, j’ai pas osé lui désobéir, et je lui en ai mis plein la baignoire.

- Mais t’es complètement folle ! Voilà, tout vient de là... Bon, écoute, ma belle, c'est pas compliqué, tu rentres chez toi tranquille, et à un moment où il a le dos tourné, tu vires les nénuphars à la poubelle.

- Je PEUX pas les virer.

- Comment ça, tu peux pas ? Tu prends un sac poubelle, si tu veux pas mouiller par terre, tu les attrapes un par un, et finita la comedia !

- Si je te dis que je peux pas, c'est que je peux pas. Il faut que je t’avoue, depuis jeudi dernier, je sais pas ce qui m’arrive, dès que je suis dans la salle de bain avec lui, je me transforme aussi...

- QUOI ?

- Oui, mais moi... c’est en manchotte.


Christine C.