Destination : 109 , Cueillette du CEPE


Humidité brûlante

Je croise Marcel, il porte un bidon d’essence.
Il n’est pas chaleureux comme à l’ordinaire, je m’en fais la réflexion avec déplaisir, rapprochant essence et chaleur, dans un chemin de traverse rapide, directement du bidon à la fougue.
Je rêverais d’un embrasement avec lui. Je me croyais pourtant en bonne voie. J’en éprouve une soudaine sensation mélancolique, négligeant tout à coup le bidon comme signe annonciateur de chaleur à venir.

Se mêle à l’odeur de l’essence, qui n’existe pas, le bidon est rêvé, autant que la rencontre avec Marcel, cette longue discussion avec mon fils, hier, à propos de son métier – atmosphère un peu lourde, montagne de non-dits à côté du souffle des dits.
Plongeur, il répare, rebouche des pipelines transpercés au fond des océans. Il me décrit son plaisir – unique, il insiste là-dessus - à coller des rustines au plus profond de l’opacité, à ne pas distinguer même la main qu’il pose sur son masque.
Permettre à la noirceur de s’écouler sans heurts, ailleurs que dans les grands fonds, ce jeu en vaut-il la chandelle ? Fut-il unique, je n’aime pas ce métier, auquel j’accole toujours, malgré mes tentatives d’éloigner cette association, ce titre de roman : La mort est mon métier. Je l’évoque à mi-mots devant lui. A quoi il me répond : « mais qui est vivant ? » Je suis incapable de répondre à cette question. Il a toujours eu en lui un versant « nique la mort », il continuera jusqu’au bout. C’est peut-être ça, être vivant.

Marcel pose le bidon, fouille dans sa poche pour me tendre, sans commentaire, un article annonçant son prochain concert, jeudi à minuit. La question absurde, mais l’est-elle vraiment plus qu’une autre, de décider si minuit, c’est zéro ou 24 heures, m’occupe un instant. J’essaie de trancher mathématiquement, j’ai toujours été comme ça, rigoureuse dans l’âme, enfin, façon « scopone cccien… cccien… cien – ti – fi – co… », mais j’échoue lamentablement. Le problème me paraît trop complexe.

Il va y interpréter le tango « Le linceul », à Marne la Gorge, c’est inscrit en toutes lettres – de feu, bien sûr - sur le programme. Je fouille dans ma mémoire, à la recherche d’une quelconque thématique de ce genre dans le tango.
Bon, le centre, dans cette musique, c’est toujours l’exil, d’accord, et partir c’est mourir un peu. Martyr, c’est pourrir beaucoup. Il ne me vient toujours que des blagues sur les sujets douloureux. Sans doute mon propre côté « même pas peur ». J’abandonne le linceul, mais Marne la Gorge, quand même...
Dans un subit rapprochement, la fougue se mue en feu destructeur, sur fond de musique enregistrée. Un autre tango s’interpose… « Después... ¿ qué importa el después ? Toda mi vida es el ayer…». Oui, en effet, qu’importe l’après, si toute ma vie est tournée vers le passé ? Le tango, ça m’a toujours donné un cafard noir.
Finalement, je suis de moins en moins certaine qu’il y ait une quelconque trouée possible avec Marcel.

Il y a un blanc, ça me fait du bien, dans tout ce noir, le rêve saute un peu plus loin, je suis couchée maintenant, dans une cabine de bateau. Il n’y aurait aucune place pour Marcel, un vrai truc de nonne, étroit, austère, pas érotique pour un sou, malgré l’humidité qui imprègne la carrée. Le bas de la couche est en contact avec la paroi, curieusement enduite de papier goudron suintant : ça coule sur mes pieds, ça m’englue.
Je suis en nage, humide, échouée, dans une sensation olfactive de brûlé, sans démêler ce qu’il en est réellement.
Le désir me brûle, je suis en feu ... peut-être, quand même, Marcel ?
Ca pourrait être ça, être vivante.


Christine C.