Destination : 113 , Papa c'est loin l'Amérique ?


Mademoiselle K

Mademoiselle K avait avancé dans la vie sans trop savoir quelle destination était la sienne. Elle n’avait pas de grand projet, de grande ambition, elle ne sentait investie d’aucune mission, ne se croyait pas capable de vaste projet.
Née de parents paysans et pauvres, elle avait suivie sans soucis particuliers sa scolarité, ses institutrices l’aimaient beaucoup puisqu’elle travaillait bien et veillait surtout à ne pas se faire remarquer. A l’entrée en 6ème, elle prit pour la première fois le car de ramassage scolaire qui l’emmenait au collège. Une angoisse telle l’étreignit qu’elle crût vomir dans ce car. Comment ferait-elle pour se repérer dans un si grand endroit, au milieu de centaines d’élèves avec tant de professeurs différents, elle qui n’avait jamais vu plus d’une cinquantaine de personnes à la fois, elle qui n’avait jamais été plus loin que la ville d’à côté et encore en donnant bien sagement la main à Maman.
Elle survécut à cette épreuve au milieu des quolibets des élèves moins brillants mais plus dégourdis et mieux préparés à affronter la vie.

Elle rêva un instant de devenir une élève brillante et se distinguant de tous, pour cela elle voulut apprendre le russe. Sa mère la dissuada bien vite d’une telle prétention, l’assura qu’il n’était pas chrétien de vouloir se faire remarquer. Elle renonça donc et se persuada que sa place était de se fondre dans la masse. Quand on nait pauvre on a le droit de gravir les marches de l’ascenseur social par son travail assidu mais sans jamais faire de l’ombre aux mieux nés, sans jamais remettre en cause ceux qui détiennent le savoir et le pouvoir. Tel était le message familial et surtout maternel, elle le fit sien et veilla à ne jamais déranger personne, ne demanda pas d’aide et apprit à se passer de tout ce qui lui manquait.
Elle arriva en fac et là encore elle se sentit perdue dans cette foule, la première aventure consista à prendre le train sans se tromper malgré les deux changements incontournables puis à repérer sur le parvis de la gare, le bus qui pourrait bien l’amener à la cité universitaire.
Elle s’adapta fort bien, découvrit les joies de l’indépendance et du brassage culturel international et vécut ses premières années d’étudiante comme une libération.
Elle entra sans encombres et sans éclat dans la vie professionnelle et continua son chemin persuadée de n’avoir que peu de valeur professionnelle.

En parallèle elle chercha comme tant d’autres celui avec qui elle pourrait partager sa vie, celui qui lui permettrait de se sentir belle et unique. Elle n’imaginait pas qu’elle pouvait trouver tout cela en elle-même et le partager avec quelqu’un. Elle rencontra un jour un homme comme elle n’en avait même pas rêvé. Il était beau, distingué, d’un autre milieu social que le sien. Il posa les yeux sur elle et ne les détacha plus. Elle était l’Elue et pour cela elle pensa qu’elle serait plus forte que tout. Plus forte que le mal qui le rongeait, plus forte que ses tentations ; elle pensa qu’à deux, ils dépasseraient tous les obstacles et qu’elle saurait l’aider à panser les blessures. A ses yeux, il n’en était pas responsable, il était donc excusable. Vint un moment où elle commença à se réveiller et à se dire qu’elle avait droit à une autre vie que celle qu’il lui faisait vivre.
Le destin fit taire son désir bien vite, en plaçant un camion sur la route de son compagnon. Ce camion le plongea dans le coma et quand il en sortit, il était hémiplégique. Une petite fille en pleine forme était née dans l’intervalle. Elle serra les dents et tenta l’impossible combat contre le traumatisme crânien, le handicap et la dépression.
Une après midi de décembre, il choisit dans un sursaut de courage, de lucidité et d’amour de les délivrer de cette prison qu’ils avaient construite ensemble.
A partir de là, elle n’eût d’autre vie que professionnelle, le reste du temps elle était Maman. Elle expia sa faute sans même sans rendre compte. Elle raconta autour d’elle qu’elle ne se sentait responsable de rien, qu’elle assumait cette situation. Elle était réfugiée dans sa tanière comme l’animal blessé qu’elle était.

Quelques inconscients croisèrent son chemin et décidèrent de la ramener sur la terre ferme. Empêtrée dans son marécage, elle ne les vit pas venir. Quand elle comprit, il était trop tard pour revenir en arrière. Elle accepta de se laisser regarder, elle apprécia d’être belle dans les yeux d’un autre. Elle accepta d’être intelligente et cultivée dans les yeux de sa collègue. Elle accepta de devenir l’amie de cette collègue. Elle accepta d’être aimée pour elle-même, d’être reconnue pour ses compétences, d’être appréciée. Elle s’en étonna beaucoup mais peu à peu elle accepta de vivre.
Son Amérique était là dans le chemin qu’elle avait suivi sans en décider, dans celui qu’elle trace désormais, les yeux ouverts.

Lola