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Destination : 337 , Commandes à l'écrivain public de la papeterie Tsubaki

La Lettre

Cela va faire dix ans cette année que j’exerce l’incroyable métier d’écrivain public, en parallèle de mon autre activité professionnelle. En dix ans, j’ai eu l’occasion de rédiger de nombreux documents, certains très impersonnels et d’autres moins. Mais il y en a un qui m’a beaucoup touchée et que je ne pourrai pas oublier.

C’était au mois de juin 2016. Je reçus un après-midi un appel d’un monsieur, dont la voix trahissait déjà un certain âge mais également une délicatesse certaine. L’homme se présenta : il s’appelait Bernard D., il était veuf et âgé de 77 ans. Il continuait de travailler sur la propriété viticole familiale, avec l’aide d’un ouvrier et de son neveu qui reprendrait un jour l’exploitation. Il m’expliqua qu’il avait besoin de mon aide pour rédiger un courrier assez personnel et me proposa que l’on se rencontre pour en discuter. Il semblait gêné de sa démarche et ne voulait pas m’en dire plus par téléphone. Nous convînmes donc d’un rendez-vous pour la semaine suivante, à son domicile, pour qu’il puisse rester dans un cadre familier et rassurant pour me parler en toute liberté.

Je m’attendais à… finalement pas grand-chose, tant son appel était resté mystérieux. Un écrit administratif peut-être, comme un testament par exemple ? Un récit de vie, pour témoigner de son histoire et de ses souvenirs ? Un courrier, un poème, un hommage pour sa défunte épouse ? Tant de possibilités finalement…

La première fois que je le rencontrai, il me fit faire le tour de son domaine et je découvris à cette occasion, qu’il était non seulement viticulteur mais aussi un collectionneur passionné, au point qu’il avait ouvert, dans un hangar de plusieurs centaines de mètres-carrés, un musée des anciens outils agricoles. Il m’ouvrit les portes de sa caverne d’Ali-Baba et, pendant près de deux heures, je fus la visiteuse unique et privilégiée de ses trésors. Il était intarissable et savait transmettre son savoir avec beaucoup d’enthousiasme. C’est là, entre une ancienne batteuse et un alambic d’armagnac au cuivre éblouissant qu’il me confia l’objet de sa demande. Est-ce le cadre dans lequel nous nous trouvions, entourés d’objets témoignant d’un passé disparu pour ma génération mais tellement vivant encore dans la mémoire de la sienne ? Je ne saurais dire mais il est sûr que cette démarche m’a touchée et que j’ai tout de suite accepté d’essayer de l’aider.

Nous nous sommes installés dans sa cuisine et, autour d’un café (j’ai refusé l’Armagnac qu’il m’a gentiment proposé pour l’accompagner), il m’a parlé de lui, de sa vie, de ses sentiments et de ses envies pour l’avenir. Il m’a également parlé du destinataire de cette lettre, qu’il n’avait pas revu depuis plusieurs années et qui, forcément, serait plus que surprise de cette démarche. Il faudrait que ce courrier soit à la fois délicat, pour ne pas heurter la sensibilité, et suffisamment éloquent pour susciter l’intérêt.

Je rentrai ensuite chez moi, charmée de cette rencontre, mais un peu décontenancée par le travail qu’il me fallait maintenant réaliser… Après quelques tentatives, je réussis à rédiger un premier courrier que je soumis à mon client. Il me demanda de corriger quelques parties et, après un ou deux échanges, nous tombâmes d’accord sur la forme finale.

Je ne revis ni n’eus jamais de nouvelles de Bernard. Je ne sais pas s’il a envoyé cette lettre, je ne sais pas comment a réagi son destinataire. Et même si cela m’attriste, je ne peux rien y faire car la suite de cette histoire lui appartient.

Voici cette lettre…



Jeannette,





J’imagine sans peine combien ma démarche doit te surprendre, je pense que tu en seras tout autant lorsque tu auras terminé la lecture de cette lettre. Nous n’avons pas eu l’occasion de nous revoir depuis la disparition de ton mari, il y a quelques années déjà.



Mais aujourd’hui, je souhaite pouvoir te parler d’une chose qui me tient à cœur. Comme tu le sais, cela fait maintenant un peu plus de deux ans que j’ai moi aussi perdu ma femme et que je vis seul au domaine, ma fille ayant sa vie et son travail à Toulouse. Je continue cependant d’assurer le travail tout en entretenant ma passion pour la vie agricole d’autrefois, au travers de ce musée que tu connais et que je continue d’enrichir.



Ces activités occupent largement mes journées mais, lorsque le soir arrive et que les garçons rentrent chez eux, je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine appréhension à l’idée de me retrouver seul. Quand j’ouvre la porte de la maison, personne ne m’attend, personne à qui demander comment s’est passée sa journée, personne à qui raconter la mienne. Les soirées sont longues avec la télévision comme unique bruit de fond, mais que dire des week-ends ! Le samedi, le dimanche… Deux jours entiers sans pouvoir partager quoi que ce soit avec qui que ce soit… Cette solitude me pèse vraiment de plus en plus.



C’est comme cela que, depuis plusieurs semaines, petit à petit, une idée a fait son chemin dans mon esprit. Une idée qui me semblait au début un peu extravagante mais qui, au fil du temps, s’accroche à moi et ne veut plus me lâcher. Alors, je me suis dit que, à mon âge, je n’avais plus le temps d’attendre que le destin ou le hasard fasse les choses à ma place, et que je n’avais rien à perdre à tenter ma chance.



Voilà plusieurs années que je te connais et j’apprécie chez toi certaines qualités qui me semblent primordiales : ton entrain, ton optimisme, ton caractère volontaire et ton dynamisme me plaisent énormément. C’est pourquoi je voulais, par cette lettre, te proposer que, peut-être, si tu le veux bien, nous fassions ensemble un petit bout de chemin. Ou, tout au moins, que nous essayions de le faire…



Ce que je souhaite par-dessus tout, c’est avoir quelqu’un avec qui parler de tout et de rien, quelqu’un avec qui s’émerveiller du quotidien, quelqu’un avec qui découvrir de nouvelles choses. Quelqu’un avec qui partager du temps, des projets, un avenir. Il n’est pas question pour moi de te brusquer, ni même de te demander de changer de vie radicalement : tu as ton travail et, même si ma situation me permet de pouvoir subvenir aux besoins de deux personnes, je comprendrais parfaitement que tu souhaites continuer une activité qui te plait.



Bien sûr je me rends compte de la délicatesse de ma démarche et je ne te demande pas une réponse immédiate. Tu peux évidemment prendre tout le temps qui te sera nécessaire pour réfléchir et, si tu le souhaites, je serais très heureux de t’inviter à déjeuner pour en discuter.



Je te souhaite une agréable semaine et, en espérant avoir de tes nouvelles prochainement, je t’adresse mes sentiments amicaux très dévoués,





Bernard

myriam