Destination : 215 , NON
Mes chers amis, je ne voyais pas d’autres possibilités pour cette destination. Nous sommes des femmes et des hommes, des êtres humains confrontés à la rude réalité de l’humanité qui depuis qu’elle existe connait la guerre.
Je n’arrive même pas à ressentir de colère, mais une déception immense, un sentiment de fatalité triste et résigné. Je me demande « à quoi bon tout cela ».
Au début de mon âge adulte, j’ai eu la chance de pouvoir partir deux ans travailler au Sénégal, pour enseigner. Ce fut une claque immense, dans tous les sens du terme : émotionnelle, physique, spirituelle… une de ces expériences qui forment la jeunesse. J’ai beaucoup appris au contact de ces gens qui vivaient dans la pauvreté, la difficulté, et où la mort pouvait frapper au quotidien. Je n’ai jamais vu des gens aussi joyeux, unis et généreux. Pourtant, la maladie, la violence, les accidents rôdaient en permanence. Ils m’ont alors contaminé et je n’ai plus jamais vu la vie de la même façon. Malheureusement, après de longues années à nouveau en France, notre environnement m’a distillé du pessimisme et de l’individualisme au quotidien.
Pourquoi ces remarques ? Parce qu’un atelier d’écriture, c’est avant tout un espace d’expression, qui prend souvent le détour d’un sujet ou d’une contrainte pour habiller ce que nous avons à dire. Face à l’ampleur de l’émotion que nous ne pouvons manquer de ressentir, il n’est pas possible de prendre des détours, nous avons besoin de nous exprimer directement, certes avec dignité et respect, mais aussi pour sortir ce que nous avons à sortir et qui nous fait mal à l’intérieur.
Cela me permettra également d’apporter ma contribution à notre petit débat interne : pour qui écrit-on ? Il me parait d’une évidence limpide que c’est pour soi, d’ailleurs tout ce que fait l’homme, il le fait essentiellement pour lui, nous sommes ainsi faits. Expression (et aussi écrire) signifie en partie importante « sortir de soi ». Ce que nous sortons de nous, c’est pour nous que nous le faisons et, bien sûr, nous pouvons l’offrir aux autres pour qu’ils en profitent, pour qu’ils le partagent. J’aime beaucoup lire les interviews d’écrivains, et invariablement, chaque fois qu’il leur est demandé s’ils écrivent pour leurs lecteurs (ou sur leurs prescriptions), les écrivains répondent avec une honnêteté troublante qu’ils écrivent avant tout une histoire qu’ils ont envie d’écrire, qui leur fait plaisir. Ils sont bien sûrs heureux si leurs textes rencontrent des lecteurs et c’est même une deuxième gratification. Penser qu’on écrit pour les autres ou pour le bien des autres me parait biaisé, c’est dans un deuxième temps. Je crois qu’il y a une dimension artistique dans l’écriture, et là encore, l’artiste a d’abord une démarche personnelle qui répond à des mécanismes internes.
Alors cette destination, écrivez-là pour vous, pour sortir ce que vous avez à sortir sur ces évènements qui sont atroces et insensés. Je sais aussi que vous penserez aux autres en évitant la haine, la colère excessive, et tout ce que vous sortiriez mais que vous ne jugerez pas bon de partager. Pensez à cette possibilité : sortir même le pire de vous, mais n’envoyer et n’offrir que le meilleur.
Pourquoi ce titre « NON » ? Parce que je n’accepte pas ce qui s’est passé, parce que je veux me souvenir de ce que j’ai appris dans les rues de Dakkar : joie, solidarité et générosité.