Destination : 149 , Le retour


Révolution (fin)

17 Novembre 1990





- Jean-Paul ? Jean-Paul ….



J’émerge brusquement. Non, je n’ai pas rêvé. Je suis toujours dans le cimetière du village, debout devant la stèle blanche surmontée d’une croix métallique, les mains serrées sur le manche d’un large parapluie qui protège mes épaules de la froide pluie de novembre. Mon regard se perd dans la terre, dans la béance creusée il y a peu et qui, d’ici quelques minutes, accueillera mon père … La voix du prêtre se fond dans le brouillard, je ne saisis que quelques mots épars qui, en cet instant précis, n’ont aucun sens pour moi.





- Jean-Paul ! Tu m’entends ?



La voix s’impatiente. Je relève la tête. En face de moi, mes deux sœurs sont là, encadrant ma mère qu’elles tiennent chacune par un bras, serrées les unes contre les autres. Leurs regards ne quittent pas le cercueil, posé sur des planches en attendant d’être descendu en terre… Leurs yeux sont secs, pas une larme n’affleure à leurs paupières immobiles…



Immanquablement, mes souvenirs me ramènent au printemps 68, à ce soir de juin où, en rentrant de l’école, j’ai retrouvé ma mère assise à même le sol de la cuisine, pleurant et gémissant, le visage caché dans ses mains. Quand elle m’a entendu, elle s’est précipitée vers moi et m’a serré dans ses bras, serré à me faire mal et à me couper la respiration. Lorsqu’enfin ses sanglots se sont apaisés, elle m’a raconté que Michèle, ma sœur aînée était revenue ce matin pour emmener avec elle sa sœur et Jacques. J’ai été étonné : Martine, je pouvais comprendre, elles avaient presque le même âge et avaient toujours été très proches, mais Jacques ? Pourquoi lui, ce petit bonhomme d’à peine deux ans ? Elle m’a alors avoué que Jacques n’était pas mon frère, mais mon neveu, le fils de Michèle, et qu’ils avaient raconté cette histoire pour éviter les médisances…



A partir de ce jour, la vie n’a jamais plus été la même. Le père, déjà taciturne, s’est enfermé dans son travail et n’a plus jamais parlé à ma mère qui, de toute façon, ne le regardait même plus. Une haine farouche, pleine de rancœur et de reproches violents s’était installée entre eux. Il ne rentrait à la maison que pour manger et dormir, passant le reste du temps à l’étable ou aux champs, pour soigner ses bêtes et ses cultures. Il n’a plus jamais levé la main sur nous mais, certains jours, je crois que j’aurais préféré quelques gifles à cette indifférence mortifère.

Du jour au lendemain, je suis devenu fils unique, fils chéri et adoré par une femme qui reportait sur moi seul tout l’amour qu’elle aurait voulu partager entre tous ses enfants. Mes sœurs revenaient nous voir de temps en temps, mais je sentais bien qu’il y avait dans la maison un secret innommable que je refusais de connaître, tant il semblait terrifiant. Je n’ai su la vérité que bien des années plus tard, alors que je questionnais Martine sur la dureté de Michèle envers nos parents.



Notre vie au village a également changé. Pour expliquer son départ, il a fallut expliquer que Jacques était le fils de Michèle, et les gens, toujours avide de regarder le mal chez les autres, ont évidemment repris l’histoire en l’amplifiant et la déformant, jusqu’à ce qu’un nouveau scandale vienne (à notre grand soulagement) se substituer au notre.

Mais le mal était fait et ma mère ne supportait plus le regard des voisins sur elle, à tel point qu’elle ne sortait plus de la maison. Je devais aller faire les commissions à sa place et elle, pourtant fervente chrétienne, ne voulait plus aller à la messe le dimanche, jusqu’à ce qu’un jeune curé arrive et lui fasse comprendre, après avoir écouté sa confession, qu’elle n’avait pas à porter le poids des péchés des autres.



De leur côté, mes sœurs se sont installées et ont fait leurs vies à Paris.

Michèle, tout en continuant à travailler, a repris ses études et est devenue assistante sociale. Elle travaille dans un planning familial, et elle s’est engagée dans un groupe féminin, le MLF, je crois, puisant dans sa blessure pour y trouver la force de ses combats. Elle ne s’est jamais mariée et n’a jamais eu d’autres enfants, bien qu’elle vive depuis plus de vingt ans avec le même homme, Antoine, qui s’est occupé de Jacques comme de son propre fils. Et quoi qu’elle en pense, je retrouve en elle le tempérament du père : têtue, exigeante et forte.

Martine, a toujours été plus en retrait, semblable à ma mère : plus discrète, effacée et prête à tout pour éviter les conflits qu’elle abhorre. Elle est restée avec notre tante qui lui a appris son métier de couturière, lui laissant même la gérance de la boutique lorsqu’elle eut pris sa retraite. Martine s’est mariée, a eu deux enfants, Laurent et Stéphanie, qui viennent de temps en temps avec elle passer quelques jours à la ferme.



J’ai arrêté l’école à quatorze ans pour travailler à la ferme avec mon père. D’abord opposée à cette idée, ma mère a fini par se résigner. De toute façon, ma décision était irrévocable. Et puis, au fond d’elle, je crois qu’elle était soulagée de savoir que je ne partirai pas, que je ne la laisserai pas seule ici, avec lui.

J’ai donc suivi mon père dans tous ses travaux. Au début cela n’a pas été facile car il ne me parlait pas et, n’étant pas habitué à travailler avec quelqu’un, avait des gestes rudes à mon encontre. Plusieurs fois, j’ai failli renoncer, mais le travail de ma terre me plaisait trop : j’étais tombé amoureux des saisons qui rythmaient ma vie. Alors je me suis accroché et au fil des ans, une entente muette a fini par s’établir entre nous et nous sommes arrivés à construire une relation qui ressemblait presque à celle d’un père avec son fils. J’ai bien dit « presque ».





- Jean-Paul, c’est moi qui t’appelle …



Je me tourne légèrement sur ma droite. C’est Jacques, mon neveu qui demande à profiter de mon parapluie pour se protéger lui aussi du crachin. Je le regarde, ce jeune homme de 25 ans, qui porte sur les épaules toute l’histoire d’une famille dévastée. Je me décale un peu et lui fait une petite place. Je surprends le regard de Michèle, sa mère, posé sur nous, sans arriver à déchiffrer ses sentiments…Mais mes sœurs sont des étrangères que je ne connais plus…



Jacques. Lui, l’enfant innocent qui portait dès sa naissance et sans le connaître ce secret sur les épaules, dont l’existence même était une horreur qui n’aurait jamais dû advenir. Comment pouvait-il se construire ? En se déconstruisant…



En arrivant à Paris, Michèle lui a expliqué qu’elle était sa mère, mais sans lui dévoiler le nom du géniteur. Je crois même qu’elle est allée voir un médecin spécialisé dans ces histoires pour les aider. Contre toute attente, les premières années ont été relativement faciles : Jacques était déjà attaché à ses sœurs et s’est habitué à l’absence de celle qu’il avait jusque-là considérée comme sa mère. Et il s’est bien entendu avec Antoine, le compagnon de sa mère et à la vie en ville.

Il revenait souvent à la ferme pour passer des vacances, et appréciait plus-que-tout de se balader en tracteur avec moi, qui n’était son aîné que de quelques années. Il était très curieux et posait plein de question sur le travail, la campagne, les animaux qu’on apercevait…et moi, j’étais ravi de cette compagnie qui me sortait du triangle familial dans lequel j’avais choisi de m’enfermer pour essayer (j’en ai bien conscience aujourd’hui) de maintenir un lien factice.



Les choses se sont dégradées quand Jacques a eu quatorze ou quinze ans : il a commencé par ne plus aller au collège, puis à fuguer. Une fois, il est même resté trois semaines sans qu’on le retrouve. C’est là qu’il a rencontré des voyous et qu’il a pris de la drogue. D’abord un peu, puis de plus en plus, jusqu’à ne plus pouvoir s’en passer. Sa mère était désemparée, ne sachant que faire pour l’aider… Elle, si forte, n’arrivait pas à comprendre comment son fils ne pouvait pas s’empêcher de prendre ses saloperies…Elle le pensait faible et sans volonté, et en même temps elle se sentait responsable de cette situation, portant la culpabilité du secret qui la rongeait depuis tant d’année…

C’est pour cela qu’elle lui a dit toute la vérité sur son père, espérant que cela irait mieux… mais ce fut pire. Il s’est enfui de la maison, au même âge qu’elle, et n’a plus jamais donné de nouvelles.

Deux ans plus tard, la police a appelé un soir chez ma sœur pour l’informer que son fils était hospitalisé à la suite d’une overdose. Elle s’est précipitée pour le ramener chez elle mais il n’a pas voulu. Il est parti dans un centre pour suivre un programme de désintoxication qui a duré trois mois. Il y en a eu trois autres dans les cinq ans qui ont suivi.





- Jean-Paul, tu crois que je …



Perdu dans mes pensées, je n’entends pas la fin de la phrase…

Il y a trois jours, alors que nous étions tous les deux à l’étable, le père s’est écroulé sur le sol. J’ai appelé les pompiers qui l’ont emmené à l’hôpital. Il a refait un malaise dans l’ambulance et cette fois, ils n’ont pas pu faire repartir son cœur. Il est parti sans dire un mot, ni pour moi, ni pour les filles, ni pour sa femme. Avait-il des regrets ? Souffrait-il de la situation ? Je ne le saurai jamais…je veux croire que oui, même si je sais qu’il est le monstre qui a saccagé nos vies…





- Jean-Paul, je veux rester ici, vivre avec toi et mamie Josette.



Cette fois, j’ai bien entendu. Le ton est sans appel, c’est une injonction, pas une demande. Je suis abasourdi…Je regarde Michèle et je comprends, en croisant son regard, qu’elle aussi a entendu les mots que vient de prononcer son fils.

Et si ? Et si c’était là le début de la reconstruction, de notre résurrection ?



A cet instant, je comprends enfin cette phrase entendue à la radio : une révolution est le voyage d’un individu autour d’un axe de vies possibles, impliquant une arrivée sur le lieu même du départ, tout en étant différent de celui qu’on était au commencement et de celui qu’on sera au prochain retour.





Epilogue (Printemps 94) :

Jacques est resté avec moi. Loin de la ville et de ses fréquentations, il a réussi à décrocher de la drogue, lui substituant un acharnement au travail qui force mon admiration. Il a rencontré une fille du village et ils vivent ensemble dans une petite maison pas loin de la ferme. Elle est enceinte et leur enfant doit naître cet automne.

L’hiver suivant la mort du père, nous avons vendu les bêtes et détruit l’étable et la grange attenante. J’ai l’impression que depuis, cet acte symbolique a rendu l’air un peu plus respirable chez nous…

Maman se reprend à sourire et s’entend à merveille avec la compagne de Jacques. Mes sœurs ont repris leurs vies parisiennes mais, lorsqu’elles viennent nous voir, elles sont plus détendues et apaisées que par le passé, et Michèle a même pleuré dans les bras de maman.

Moi, je suis heureux. Avec l’aide de Jacques, nous avons modernisé le travail et nous avons fait de la propriété une entreprise agricole florissante.

Et je viens d’apprendre que je serai bientôt parrain…

Myriam